Biométrie, smartphones, caméras de surveillance être espion n’est plus si facile
WASHINGTON — En 2010, des agents fortement soupçonnés de travailler pour le Mossad, le service d’espionnage israélien, ont planifié de mener une opération discrète afin d'éliminer un militant palestinien vivant à Dubaï. Le plan a été un succès, sauf pour son côté secret : des caméras de surveillance avaient suivi tous les faits et gestes des membres de l’équipe, les filmant même avant et après la mise de leurs déguisements.
En 2017, un agent présumé du renseignement américain a rencontré, de manière censément clandestine, le demi-frère du dirigeant nord-coréen Kim Jong Un, quelques jours avant l’assassinat de ce dernier. Cette entrevue a également été révélée publiquement grâce aux images des caméras de sécurité d’un hôtel.
En décembre dernier, c’était au tour des Russes de se faire piéger. Le site d’investigation Bellingcat a utilisé des données téléphoniques et de transport pour suivre trois agents du FSB, le service de renseignement de Moscou, qui, selon le média, ont suivi puis tenté de tuer l’opposant russe Alexei Navalny. Bellingcat a divulgué l’identité des trois personnes et a même publié leurs photos.
L’espionnage et les opérations secrètes ne sont décidément plus ce qu’ils étaient.
Autrefois, un chargé de mission de la CIA pouvait passer les frontières avec un portefeuille rempli de fausses identités ou voyager sereinement dans des villes étrangères sans être repéré pour y rencontrer d’autres agents. Aujourd’hui, il doit faire face à des obstacles numériques qui sont l’apanage de la vie moderne : omniprésence des caméras de surveillance et présence de contrôles biométriques aux frontières, sans parler des smartphones, des montres et des voitures qui signalent constamment leur position. A cela s’ajoute la « poussière numérique », ces traces personnelles que presque tout le monde laisse sur Internet.
Associées aux progrès del’intelligence artificiellequi permettent de passer rapidement ces données au crible, ces technologies deviennent rapidement des outils puissants pour les pays ennemis afin de débusquer les espions, selon des responsables actuels et anciens des services de renseignement américains et occidentaux.
« C’est vraiment redoutable », explique un ancien haut responsable du contre-espionnage américain en parlant de l’impact de ces outils sur les opérations d’espionnage américaines. « Cela remet totalement en question les fondamentaux du métier. »
La « surveillance technique omniprésente », comme on l’appelle, est désormais une préoccupation majeure de la CIA. Elle l’oblige à concevoir de nouveaux process, souvent plus gourmands en ressources, pour recruter des agents et s’approprier des informations secrètes, indiquent les responsables.
Dans ce nouvel environnement, il est « beaucoup plus compliqué de mener les opérations habituelles », a reconnu le directeur de la CIA, William Burns, lors de son audition de confirmation en février. « L’agence, comme tant d’autres composantes de l’administration américaine, va devoir s’adapter. » « Je suis absolument convaincu que les femmes et les hommes de la CIA en sont capables », ajoutait-il alors.
Dans l’affaire de Dubaï, Israël n’a jamais confirmé ou démenti son implication. La CIA a, elle, refusé de commenter ses liens avec le demi-frère du dirigeant nord-coréen. Enfin, la Russie a nié avoir empoisonné M. Navalny.
Selon un rapport publié en janvier par le think tank Center for Strategic and International Studies (CSIS), si les technologies sophistiquées vont également aider les services d’espionnage américains à recueillir des renseignements et à repérer leurs adversaires, elles donnent toutefois un avantage aux régimes autoritaires comme la Chine et la Russie, qui peuvent exercer un contrôle plus poussé sur le monde numérique.
Les agents de la CIA « auront du mal à maintenir leur couverture et à opérer dans la clandestinité et seront confrontés à un risque permanent d'être découverts — à cause d’eux-mêmes, de leurs collaborateurs et de leurs techniques opérationnelles », indique le rapport du groupe de travail du CSIS.
Dans une interview, un haut responsable de la CIA conteste le rétrécissement de l’espace opérationnel de l’agence, et affirme qu’elle va mixer les techniques d’espionnage traditionnelles et nouvelles. « Nous faisons des efforts extraordinaires pour éviter que nos agents et les sources que nous rencontrons soient repérés. »
« L’humint [contraction de « human » et « intelligence »] n’est pas mort, tant s’en faut », poursuit le fonctionnaire, en utilisant le terme consacré pour désigner le renseignement humain.
Mais d’autres observateurs sont moins définitifs.
« A mon avis, les fondements de l’espionnage sont en train d’être détruits — et ils l’ont même déjà été », assure Duyane Norman, un ancien chef de bureau de la CIA qui a dirigé le premier projet de l’agence, appelé « Bureau du futur », pour adapter l’espionnage à l’ère numérique.
Par exemple, détaille-t-il, comment un agent de la CIA peut-il prétendre travailler pour une autre agence gouvernementale ou une entreprise privée si son téléphone portable n’est pas régulièrement localisable sur le site de cette entité, s’il n’y a aucune trace de lui en train d’effectuer des retraits au guichet automatique ou de payer des déjeuners avec une carte de crédit dans les environs, et s’il n’y a aucune trace de lui sur les images des vidéosurveillance ?
Le fait de ne pas avoir de « signature » électronique — c’est-à-dire de ne pas avoir sur soi de téléphone portable et de ne pas être présent sur Internet — est en soi un indice pour les services d’espionnage ennemis, soulignent M. Norman et d’autres personnes.
Dans un discours en 2018, Dawn Meyerriecks, qui était alors directrice adjointe de la CIA en charge de la science et de la technologie, a déclaré que, dans une trentaine de pays, les services de renseignement étrangers ne prenaient plus la peine de suivre physiquement les agents de la CIA « lorsqu’ils quittent le lieu où ils sont employés », une référence évidente aux ambassades américaines. « Leur couverture en matière de caméras de surveillance et de réseaux sans fil est assez bonne pour qu’ils n’en aient pas besoin. »
Récemment, un câble top secret envoyé par des responsables du contre-espionnage du siège de la CIA aux bureaux et bases du monde entier avertissait qu’un grand nombre d’informateurs de l’agence dans les pays étrangers étaient en train d’être arrêtés, selon des responsables bien informés. Il laissait entendre que l’environnement opérationnel était devenu plus difficile pour les espions américains à l’étranger, en partie à cause de l’omniprésence de la surveillance numérique . Cette communication a été divulguée pour la première fois par The New York Times.
Les responsables des services de renseignement, invoquant le secret opérationnel, refusent de détailler la manière dont ces moyens de surveillance peuvent compromettre les missions de la CIA — et la manière dont l’agence s’adapte —, notamment quand ils sont utilisés par les gouvernements chinois, russes et iraniens.
Mais ils dessinent les contours de ce que pourrait être l’espionnage à l’avenir.
Franchir les frontières sous un faux nom est en passe de devenir une mission appartenant au passé à cause de la biométrie (reconnaissance faciale et scan de l’iris), selon plusieurs anciens fonctionnaires.
« Il est désormais plus difficile pour des agents de renseignement de se cacher sous une fausse identité », indique un agent occidental à la retraite qui explique avoir eu recours à neuf alias au cours de sa carrière, avec pour chacun des cartes de crédit dédiées.
L’espionnage va désormais davantage se faire en « nom véritable » : l’agent ne se fera plus passer pour quelqu’un d’autre, mais sera couvert par une profession, comme homme d’affaires ou universitaire, sans lien manifeste avec le gouvernement américain.
Moscou et Pékin ont envoyé « un nombre massif » de ces nouveaux collecteurs de renseignements dans le monde entier, explique l’ancien chef du contre-espionnage américain William Evanina. Quand on lui demande si les Etats-Unis comptent faire de même, il répond : « Si vous le pensez, vous avez de grandes chances d’avoir raison. »
L’espionnage devient aussi de plus en plus un sport d’équipe. Autrefois un espion solitaire pouvait concevoir et mener à bien une opération — rencontre avec un agent, récupération de documents cachés. A l’avenir, aider l’agent à déjouer la surveillance numérique nécessitera de travailler en groupe.
Dans son discours de 2018, Mme Meyerriecks a décrit comment, à titre expérimental, une équipe de la CIA avait cartographié les caméras de surveillance dans la capitale d’une puissance ennemie, précisant les types de caméra utilisés et la direction dans laquelle chacune était pointée. Grâce à l’intelligence artificielle, l’équipe a déterminé un trajet sans surveillance que pouvait emprunter un agent de la CIA.
Suivant les opérations sur leurs ordinateurs, les agents de la CIA basés au siège peuvent ainsi indiquer à l’espion de terrain, doté d’une smartwatch, s’il est en zone « verte » — sans surveillance numérique —, jaune ou rouge.
Mais ce genre opérations exige plus de temps et de moyens humains.
On est davantage dans un Mission Impossible que dans un James Bond, et cela « implique moins d’opérations, au final » car il suffit de s’appuyer sur un groupe plus restreint de personnes étrangères recrutées afin d’espionner pour le compte des Etats-Unis, détaille M. Norman. « De cette façon, vous allez beaucoup plus concentrer votre énergie sur quelques personnes importantes. »
Il existe également d’innombrables stratagèmes numériques pour se livrer à ce que M. Evanina appelle « la version technologique du jeu du chat et de la souris ». Par exemple, il est possible de « falsifier » la localisation d’un téléphone portable, en faisant croire aux espions étrangers que leur proie se trouve à un endroit, alors qu’elle est en sécurité à un autre, selon des dirigeants actuels et anciens de la CIA.
Selon des responsables, la CIA, qui fêtera ses 75 ans l’année prochaine, a déjà été confrontée par le passé à des défis technologiques de taille et les a relevés. Dans le Moscou des années 1980, à l’époque de la Guerre Froide, on a longtemps pensé qu’il était impossible pour l’agence de recruter et de rencontrer des Soviétiques travaillant pour la CIA au nez et à la barbe du KGB. Un ancien chef de bureau et ses collègues avaient pourtant conçu des dispositifs innovants— notamment en matière de communication à courte portée et de déguisement — qui avaient permis à l’agence de tirer profit des renseignements fournis l’un des espions soviétiques les plus précieux de la Guerre Froide, Adolf Tolkachev.
« La plupart des défis technologiques sont surmontables, assure le haut responsable de la CIA. Nous savons très bien attaquer, et nous ne restons pas assis les bras croisés en position défensive. »
Traduit à partir de la version originale en anglais