Avec Marie S’Infiltre, Dubaï en caméra fâché – Libération
Marie S’Infiltre, connue pour ses happenings narcissiques en vidéo, était l’invitée de Quotidien, mardi sur TMC. L’occasion d’évoquer sa série de vidéos sur Dubaï, visionnée plus d’un million de fois sur YouTube. Le deuxième et dernier épisode, posté le 7 avril, atteint même à plus de 2 millions de vues sur Instagram. Au programme, entre autres : la vie de rêve des influenceurs, l’exil fiscal, l’exploitation des travailleurs, la prostitution, le sort des animaux des zoos de luxe, le greenwashing. Le tout en caméra cachée, les personnes y étant filmées à leur insu, ce qui entraîne depuis la sortie des vidéos de nombreuses polémiques sur la forme comme sur le fond.
«Réalité frappante»
Le passage de la youtubeuse chez Yann Barthès lui a permis de détailler la genèse de son projet de triptyque sur les Emirats Arabes Unis. «On était en décembre, j’étais extrêmement déprimée dans ce confinement et j’étais jalouse de voir toutes ces personnes qui allaient s’éclater à Dubaï», dit la comédienne avant de préciser : «En arrivant sur place, j’ai été confrontée à une réalité que je soupçonnais, mais qui était frappante.»
Elle évoque ainsi le quotidien des ouvriers immigrés (venus majoritairement du sous-continent indien) qui travaillent surtout dans la construction et dorment entassés dans des camps de travailleurs insalubres. Le sort de ces migrants, bloqués à Dubaï à cause de la confiscation de leur passeport par leurs employeurs, est dénoncé depuis des décennies par des ONG dont Amnesty International qui déplore leurs «logements surpeuplés», «une protection juridique limitée et un accès limité aux soins de santé préventifs et aux traitements» en pleine pandémie de Covid-19.
Elle revient aussi sur le passage le plus commenté de ses vidéos : sa caméra cachée sur les stars de la télé-réalité. «Je ne tombe pas sur Jazz Correia et les autres influenceuses par hasard, je savais où les chercher. Elles mettent leur vie sur les réseaux donc c’est très facile de savoir où elles se trouvent», explique-t-elle avant de préciser : «Ce sont des personnes particulièrement abordables et sympathiques avec qui j’ai eu une discussion assez chaleureuse et sympa.» Elle affirme n‘avoir «aucune nouvelle d’elles». Et pourtant, les polémiques nées de ces interviews sont nombreuses.
Manque de patriotisme économique
Premier objet de débats : les propos tenus par Jazz Correia (3,3 millions abonnés sur Instagram), incarnation du Dubaï clinquant prisé par les candidats de télé-réalité qui bénéficient de l’anonymat, ne payent pas d’impôt et vivent une fastlife qu’on généralise – parfois à tort – à toute personne vivant dans la cité-Etat. Marie S’Infiltre joue la fan exubérante en admiration devant elle et les autres totems de la réussite express que sont Maeva Ghennam (3,1 m abonnés), Fidji Ruiz (1,9 m abonnés), Sarah Lopez (1,5 m abonnés) et Martika Caringella (1,1 m abonnés). Sur un ton narquois, elle loue leur beauté, leur intelligence, leur utilité sociale. Après une averse de compliments, Jazz Correia, ne se sachant pas filmée, livre le prix d’une montre qu’elle a sur le poignet et poursuit : «Je gagne 300 000 euros par mois.» L’influenceuse se lâche : «Je ne paye pas d’impôts et je n’en ai strictement rien à faire personnellement. Aucun scrupule à ne pas payer d’impôts pour des gens qui, finalement, ce sont ces mêmes gens qui viennent nous braquer, nous chier dessus ? Non pas du tout !» et ponctue sa tirade par virulent : «Je déteste la France ! Moi très clairement, je la déteste.» La toile s’offusque d’un tel manque de patriotisme (économique) ; le Figaro qui étanche pourtant la soif des anti-impôts à longueur d’articles et de couvertures, s’en émeut à son tour.
Deuxième polémique : la méthode de Marie S’Infiltre. Dans la même séquence, l’infiltrée continue à jouer sa version du Corbeau et du Renard 2.0, en vantant le plumage et le ramage de Maeva Ghennam pour obtenir des détails sur le coût de ses opérations de chirurgie plastique. Une fois la vidéo publiée la candidate de télé-réalité se sent flouée et s’explique dans une story sur Snapchat. «Une folle est venue me voir. Je pensais que c’était une fan et comme je suis sympa avec mes fans, elle s’est assise avec moi. Et en fait, elle m’a fait une caméra cachée ! Sauf que c’est interdit de filmer une personne à son insu, que ce soit ici ou en France, il faut demander l’autorisation pour diffuser la vidéo. Chose qu’elle n’a pas faite […]. Elle a voulu faire du buzz, c’est très grave ce qu’elle a fait. Je lui ai envoyé un message, je l’attaque en France et à Dubaï car c’est interdit de publier la vidéo sans autorisation.» Interrogée sur la plainte, Marie Benoliel, de son vrai nom, botte en touche en disant qu’elle n’a rien reçu à ce jour : «Je prends le risque de faire ça, c’est pour montrer le système des influenceurs, une sorte de responsabilité collective : on a érigé ces personnes-là en stars.»
L’interview télévisée et la série de vidéos suscitent sur les réseaux adhésion et rejet. Certains y voient une dénonciation d’un système néolibéral assoiffé par le profit qui utilise des personnalités vénales pour faire sa promotion. D’autres déplorent l’absence de nuance, de contextualisation, de recul. Des personnes ayant vécu ou vivant aux Emirats estiment que Dubaï, ce n’est pas ça.
Nuançons à notre tour : Dubaï, ce n’est pas que ça, certes. Mais ça fait partie du packaging. Et la campagne de marketing territorial arrimée à des stars de téléréalité est un choix politique effectué par la pétromonarchie.
«Ce n’est pas une journaliste»
Autre point de crispation : Marie S’Infiltre filme des «business lady», des femmes qui proposent leurs services sexuels pour 600 ou 700 euros la nuit. A l’antenne, la youtubeuse commente : «A Dubaï, toutes les femmes qui ne sont pas des Emiraties ou qui ne travaillent pas sont vues comme des objets sexuels : j’ai rencontré des hommes qui étaient sidérés d’apprendre que je n’étais pas une prostituée, c’était une anomalie pour eux !» Barthès diffuse alors une séquence montrant un riche Libanais qui dit à la protagoniste qu’un autre monsieur «va s’occuper» d’elle. L’infiltrée répond : «J’espère qu’il a beaucoup d’argent !» «Oui, je le garantis», déclare l’interlocuteur.
De nombreux internautes s’indignent là encore : en plus de choisir des lieux connus pour être des espaces de rencontres entre personnes fortunées et «business lady», elle entretient un flou sur son identité et semble affirmer qu’à Dubaï, toutes les femmes sont perçues comme fournissant des services sexuels.
Des femmes qui y vivent insistent, elles, sur le fait qu’elles se sentent en sécurité à Dubaï et n’y subissent pas de harcèlement dans les lieux publics. Bonnie Garner, créatrice du magazine féminin BTY ALY, qui habite à Dubaï depuis 2013, s’est indignée dans une story Instagram. «Est-ce bien raisonnable d’inviter Marie S’Infiltre [sur Quotidien] ?» s’interroge-t-elle avant de poursuivre : «J’ai vu et détesté ses vidéos ridicules sur Dubaï. Ce n’est pas une journaliste. Il faut arrêter le délire. Je suis consciente que l’endroit où je vis est loin d’être parfait, mais elle fait marcher l’usine à fantasme à plein régime. Dubaï ne se résume pas à quelques influenceurs débiles de la télé-réalité.»
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Lifestyle20 mars 2021abonnésDe ces polémiques qui n’ont pas fini d’enfler ressortent quelques enseignements et une question. Marie S’Infiltre n’est effectivement pas une journaliste. Malgré la tromperie évidente et les questions que cela pose, l’utilisation du subterfuge de la fan naïve lui a permis d’avoir des échanges avec des personnes qui refusent de parler aux journalistes. Le recours à la caméra cachée, dans un souci de manifestation de la vérité, ne doit-il être réservé qu’aux journalistes ? Problème qui pourrait être soulevé par la justice si la plainte de Maeva Ghennam a bien été déposée.