« An Elephant Sitting Still »: un film d’une beauté aussi rare que fulgurante
En marge d’une Chine victorieuse,quatre personnages confrontés au mal de vivre.Hu Bo signe, avant de se donner la mort, un premier film plein de spleen d’une beauté vertigineuse.
Si la critique est aussi un art de la mise en scène – mise en scène littéraire d’une sensibilité par rapport à un objet filmique – An Elephant Sitting Still complexifie ce désir d’organisation d’un goût autour d’une œuvre artistique en y ajoutant une réalité macabre. Car Hu Bo, son réalisateur chinois de 29 ans, s’est suicidé à la fin de la post-production du film. N’analyser ce premier long métrage qu’à l’aune de ce suicide semble réducteur. Faire de sa critique une oraison funèbre serait paresseux. Le charger d’une valeur testamentaire porteuse de pathos relèverait du mauvais goût. Mais on ne peut s’empêcher d’y penser dès les premières images. Aurions-nous vu le même film si son auteur n’était pas mort ? Probablement pas.
Il est d’abord important de dire qu’en dehors de tout contexte, An Elephant Sitting Still est en soi un film immense, d’une beauté romantique – au sens baudelairien du terme – aussi rare que fulgurante. Le film s’inspire d’une nouvelle écrite par Hu Bo en 2016. Obéissant à la règle des trois unités, il se déroule sur une journée dans une sinistre ville post-industrielle du nord de la Chine et suit quatre personnages tous confrontés, si ce n’est à la mort, au moins au désespoir de vivre.
Les liens qui les unissent forment une arborescence magnifiquement agencée. Un jeune homme doit vivre avec le souvenir du suicide que son ami a commis sous ses yeux. Ce dernier venait de découvrir que le premier le cocufiait. Mais il doit aussi se venger de la tentative d’homicide sur son petit frère perpétrée par une camarade. Le petit frère tente lui, d’échapper aux représailles et aux forces de l’ordre tout en essayant d’être aimé d’une fille qui subit, elle, la honte née de la révélation de sa liaison avec un enseignant. Enfin, un vieil homme croise la route de ces trois personnages. Il est, quant à lui, poussé en maison de retraite par ses enfants et perd son chien, égorgé devant lui par un congénère.
Le contre-point à ce mal-être existentiel généralisé tient dans une anecdote qui circule d’un personnage à l’autre et donne son titre au film. On raconte que, dans une ville voisine, vit un éléphant qui passe son temps assis dans sa cage. Rien ne le fait quitter cette position assise, ni les invectives de ses maîtres ni la nourriture que lui jettent les visiteurs. Aller voir cet éléphant stoïcien devient l’horizon du film, son salut, la promesse d’un ailleurs tant spatial que temporel et mental.
Cette vision du côté obscure de la Chine intérieure rappelle autant la récente fiction Une pluie sans fin de Dong Yue (2018) que le cinéma documentaire de Wang Bing. Même esthétique numérique s’appuyant sur des teintes grisâtres, même attrait pour la durée et même volonté de documenter une réalité à la marge de la Chine victorieuse. Mais contrairement à l’archéologue Wang Bing qui se plaît à pétrir des matières mortes, Hu Bo s’attache à retranscrire un spleen au plus près du présent. La force du film réside dans sa capacité à créer du présent brut. Les quatre heures de projection donnent presque l’impression de couvrir la même durée que la journée dont le film est la narration, comme si le temps du film était parvenu à compresser celui du jour sans aucune perte de définition, sans qu’aucun état émotionnel de ses personnages n’échappe à la caméra. Cet impressionnisme sentimental repose sur une maîtrise du plan-séquence qui le rapproche, cette fois, de son jeune compatriote Bi Gan, l’onirisme en moins.
Car ce n’est pas l’entrée dans le rêve qui borne le film mais la mort. Plus que la déception amoureuse, le harcèlement et les rejets familiaux, l’omniprésence de la mort et des armes qui la causent (matraque, pistolet, batte de baseball) tire un trait d’union entre les différentes trajectoires du film. Mais cette mort est toujours filmée hors-champ. Elle n’est visible que sur le visage de ceux qui en sont témoins. Un tel parti pris de mise en scène crée un vertige émotionnel hallucinant au regard du contexte de réception du film. An Elephant Sitting Still est ce visage sur lequel se lit la mort hors-champ de son réalisateur. On peut le regarder comme on voyait un autre grand film sur le désespoir teen, Elephant de Gus Van Sant (2003). Sauf que le drame dont le film est l’annonce déborde cette fois de son récit.
Pourtant, sa sublime et lumineuse fin diverge de celle qu’a décidé de se donner son auteur. Déclinaison cinématographique des Fleurs du mal, An Elephant Sitting Still est le chef-d’œuvre d’un jeune homme qui n’a pas su vivre avec le réel, qui a fait de cette douleur un film et qui y a mis ce qu’il lui restait d’optimisme.
An Elephant Sitting Still de Hu Bo (Chi., 2018, 3 h 50)