L’industrie solaire américaine peut-elle rivaliser avec la Chine ? Une entreprise s’y emploie
WALBRIDGE, Ohio — Tout programme visant à lutter contre le changement climatique se doit d’intégrer des panneaux solaires. Pourtant les Etats-Unis en fabriquent peu, car les fabricants chinois subventionnés par l’Etat dominent le marché.
First Solar est en train de tenter de faire changer les choses. Cette entreprise vient de s’engager à construire une nouvelle usine de panneaux solaires de 680 millions de dollars dans l’Ohio. Une de ses principales motivations est la conviction qu’elle aura le soutien de Washington.
Après des années de déclin, le fragile secteur de l’industrie solaire américaine espère un revirement étayé par le projet du président Biden de décarboner totalement le réseau électrique américain d’ici 2035, et par sa volonté d’obtenir une transition made in America qui créerait des emplois et soutiendrait des secteurs considérés comme essentiels.
Dans le cadre de sa volonté de relocalisation d’une production industrielle partie à l’étranger, l’administration Biden se concentre avant tout sur quatre secteurs à épauler à grand renfort de crédits d’impôts ou d’autres aides publiques. Le premier est l’industrie pharmaceutique, dont la pandémie a montré l’importance. Les trois autres — semi-conducteurs, les nouvelles technologies de batteries et les minéraux essentiels pour l’industrie électronique — sont importants pour la prochaine génération d’énergies renouvelables. Beaucoup de projets auraient besoin de l’approbation du Congrès.
L’administration Biden approuve déjà l’idée d’étendre les crédits d’impôts pour l’achat de panneaux solaires et étudie la possibilité d’approuver des réductions fiscales qui donneraient un coup de pouce aux fabricants de panneaux solaires américains et désavantagerait les importations
L’énergie solaire ne fait pour l’instant pas partie des priorités de l’administration, mais ses acteurs font du lobbying pour être soutenus, soit sous forme de mise en place de droits de douane, soit grâce à une réglementation fiscale, en partant du principe qu’elle aussi jouera un rôle crucial dans l’avenir de l’Amérique. L’administration Biden approuve déjà l’idée d’étendre les crédits d’impôts pour l’achat de panneaux solaires et étudie la possibilité d’approuver des réductions fiscales qui donneraient un coup de pouce aux fabricants de panneaux solaires américains et désavantagerait les importations. Elle envisage aussi de demander aux maîtres d’œuvre fédéraux d’acheter un grand nombre de panneaux solaires à des fournisseurs américains. Les modifications du code des impôts nécessitent un aval du Congrès, mais ce n’est pas le cas des mesures administratives.
Mark Widmar, PDG de First Solar, s’est entretenu avec des hauts fonctionnaires : « Nous avons eu des discussions (au niveau ministériel) et ils ont dit : “vous êtes en train d’enfoncer des portes ouvertes. On est totalement avec vous.” »
Une porte-parole de la Maison Blanche a refusé de faire des commentaires sur ces échanges mais a déclaré que l’administration allait « investir pour diversifier nos sources d’énergies nationales, dont l’énergie solaire. »
La situation du secteur des panneaux solaires illustre certaines des difficultés auxquelles font face les ambitions de relocalisation en général, notamment les divisions et les intérêts conflictuels à l’intérieur même de chaque secteur.
Les fabricants de matériel pour l’énergie solaire qui, comme First Solar, veulent se lancer à partir de rien aux Etats-Unis, sont favorables aux droits de douane afin de lutter contre les produits à bas prix importés. Mais l’augmentation des prix des panneaux solaires, conséquence des droits de douane, a tendance à ralentir l’adoption de la technologie solaire et le recrutement d’installateurs, ce qui explique pourquoi de nombreux autres acteurs du secteur, comme les importateurs de panneaux et les entreprises qui les installent, sont opposés à ces taxes. Et les différentes factions prônent différents types de modifications fiscales.
Les tarifs douaniers « ont eu un impact préjudiciable sur le marché du solaire » explique Abigail Ross Hopper, présidente de la Solar Energy Industries Association (SEIA), groupement d’entreprises qui compte de nombreux importateurs et installateurs parmi ses membres. « Vous pouvez examiner nos adhérents en long, en large et en travers, mais tout montre que (les droits de douane) n’ont pas fonctionné. »
« La Chine subventionne lourdement toutes les industries stratégiques sur lesquelles elle choisit de se focaliser. Comment une entreprise américaine pourrait-elle rivaliser ? »
Relocaliser l’industrie solaire a toutes les chances de s’avérer particulièrement coûteux. Cela nécessiterait un mélange de lourdes subventions par le biais de réductions fiscales et de droits de douane afin de peser sur les importations à bas prix, selon les économistes et les spécialistes du secteur qui estiment que même ainsi, la partie ne serait pas gagnée.
« La Chine subventionne lourdement toutes les industries stratégiques sur lesquelles elle choisit de se focaliser. Comment une entreprise américaine pourrait-elle rivaliser ? », s’interroge M. Widmar de First Solar.
Il serait très difficile pour les Etats-Unis d’être concurrentiel avec les Chinois du point de vue des coûts, explique Kelly Sims Gallagher, professeur en énergie à la Fletcher School de la Tufts University qui a étudié la politique chinoise en termes d’énergie renouvelable. Pourtant, ajoute-t-elle : « Nous avons sûrement notre chance sur le ring. Le marché mondial est gigantesque. »
Certains économistes avancent que legouvernement ne devrait pas apporter son aide à des entreprises commerciales. Notamment parce que cette démarche va forcément conduire à une vague de lobbying de la part d’entreprises désireuses d’être soutenues par l’Etat, elles aussi.
Déjà, l’industrie textile (équipements protecteurs) et celle du vélo (transports propres) avancent qu’elles aussi produisent des biens essentiels et méritent l’aide de l’Etat.
« Dès que vous montrez que vous êtes très ouvert à la possibilité de satisfaire les demandes de subventions, vous vous retrouvez avec une flopée de demandes qui ne méritent pas d’être soutenues par l’Etat » explique Pol Antras, économiste à Harvard.
Certaines des premières cellules capables de transformer la lumière du soleil en électricité ont été inventées dans les laboratoires Bell, dans le New Jersey, en 1954 et utilisées pour alimenter les satellites. Leur usage s’est ensuite répandu et en 2000, et le Japon et l’Allemagne ont rivalisé pour prendre la tête d’une industrie devenue mondiale. La Chine ne jouait pas encore dans la même cour.
Puis, les gouvernements chinois locaux se sont mis à apporter leur aide à leurs entrepreneurs grâce à de petits financements et d’autres formes de soutien, afin de tenter de capitaliser sur un secteur en pleine croissance. A mesure que les fabricants chinois se multipliaient, les prix dégringolaient, conséquence d’un excédent d’offre. Les entreprises chinoises ont alors exporté leurs excédents à des prix avec lesquels les fabricants de panneaux solaires non-Chinois ne pouvaient pas rivaliser.
Le gouvernement chinois central a fini par intervenir pour y mettre un peu d’ordre. Il a poussé certaines entreprises spécialisées dans le solaire à la faillite, mais en a maintenu d’autres en vie par le biais de financements publics et autres subventions. En 2011, les fabricants chinois dominaient le secteur des panneaux solaires avec environ 60 % des ventes mondiales, ce qui a eu pour conséquence l’imposition de droits de douane par les Etats-Unis pour stopper la progression de la Chine.
Le déclin des prix a accéléré l’adoption de la technologie. Si, en 2012, le solaire était deux fois plus cher que le gaz naturel pour générer de l’électricité, en 2020, les deux énergies étaient devenues comparables.
Le nombre d’installations solaires américaines de toutes sortes a été multiplié par 20 en dix ans, pour atteindre 19,2 gigawatts l’année dernière, selon les recherches et le cabinet de conseil Wood Mackenzie. C’est suffisant pour alimenter 3,7 millions de foyers et fournir 4,3 % des besoins énergétiques du pays.
La croissance devrait continuer dans le secteur. Mais il reste peu de fabricants américains pour en profiter.
Environ la moitié des entreprises fabriquant des panneaux solaires dans le monde avaient jeté l’éponge en 2015 alors que la pression montait sur les prix, selon les chercheurs de la Wharton School de l’University of Pennsylvania et de l’école française de management INSEAD.
Malgré le triplement de la production américaine de panneaux solaires depuis l’imposition de lourds droits de douane en 2018, les importations comptent pour 85 % des ventes aux Etats-Unis, selon Wood Mackenzie. Même First Solar ne fabrique désormais sur place que 40 % de ses panneaux solaires vendus sur le sol américain, mais envisage de porter ce niveau à 60 % avec sa nouvelle usine et projette d’aller encore plus loin à l’avenir.
L’augmentation de la production américaine qui a suivi l’élargissement de l’imposition des droits de douane de 2018 a débouché sur la création de moins de 1 000 emplois industriels américains supplémentaires avant que la pandémie ne se déclenche. Aujourd’hui, les entreprises d’installation de panneaux solaires — principalement dans le cadre de chantiers de construction — emploient cinq fois plus de travailleurs aux Etats-Unis que la fabrication
La nouvelle usine de First Solar sera implantée à Walbridge, dans l’Ohio. Elle devrait employer 500 salariés et contribuer à dynamiser la région autour de Toledo. « Le solaire est un secteur séduisant. Il bénéficie d’une aura de respect dans la communauté des affaires et auprès des millenials » explique John Gibney, membre du groupe de développement Regional Growth Partnership.
Pourtant, même si le nombre de fabricants de panneaux solaire est en pleine croissance aux Etats-Unis, le processus est désormais bien trop automatisé pour produire la profusion d’emplois bien payés à laquelle aspirent les partisans de la relocalisation de la Maison Blanche et du Congrès.
L’augmentation de la production américaine qui a suivi l’élargissement de l’imposition des droits de douane de 2018 a débouché sur la création de moins de 1 000 emplois industriels américains supplémentaires avant que la pandémie ne se déclenche, selon le SEIA. Aujourd’hui, les entreprises d’installation de panneaux solaires — principalement dans le cadre de chantiers de construction — emploient cinq fois plus de travailleurs aux Etats-Unis que la fabrication.
First Solar a connu des hauts et des bas. Après son entrée en Bourse en 2006, l’entreprise a vu le cours de ses actions multiplié par huit. Au point qu’en 2008, sa valorisation a été un temps supérieure à celle de General Motors.
A cette époque, les panneaux solaires de First Solar produisaient une électricité moins chère au mégawatt que celle des entreprises chinoises qui utilisaient une technologie différente, explique Mamun Rashid, ancien concepteur de circuits intégrés qui a contribué au lancement d’une entreprise rivale, Auxin Solar.
Les subventions chinoises ont eu raison des avantages tarifaires et, en 2011, First Solar perdait de l’argent. La société a fermé une usine en Allemagne, renoncé à des projets au Vietnam et en France et annulé la création d’une structure en Arizona pour laquelle elle avait déjà construit les bâtiments.
First Solar, basé à Tempe, dans l’Arizona, reste le plus grand fabricant de panneaux solaires américain avec un chiffre d’affaires de 2,71 milliards de dollars l’année dernière, soit un peu moins qu’en 2011. Il a accusé cinq années de pertes au cours de la décennie qui vient de s’écouler.
En 2012, un concurrent américain, la filiale locale du groupe allemand Solar World A.G., avait tenté de lutter contre la concurrence chinoise par le biais des droits de douane et avait réussi à obtenir le soutien de l’administration Obama pour l’application de lourdes taxes sur les importations solaires chinoises.
La guerre des droits de douane a déclenché un jeu du chat et de la souris qui n’a pas beaucoup aidé l’industrie américaine. Pour esquiver les tarifs douaniers, les entreprises chinoises ont déplacé à Taïwan l’assemblage des panneaux solaire à destination des Etats-Unis. Lorsque Washington a étendu les tarifs douaniers chinois à Taïwan en 2015, les fabricants chinois ont refait la même manœuvre, dans le Sud-Est asiatique, cette fois.
Les importations aux Etats-Unis venues d’usines chinoises implantées en Malaisie et au Vietnam ont compensé la diminution de la part de la Chine. Et même avec des protections douanières, la production de matériel solaire américaine a à peine augmenté, au départ.
L’administration Trump a mis les bouchées doubles sur les droits de douane. En 2018, elle a imposé des taxes sur les panneaux solaires de toutes provenances, pas seulement de Chine ou de Taïwan.
Ces démarches ont encouragé certains investissements aux Etats-Unis. Une entreprise chinoise a bâti une usine de panneaux solaires en Floride, et une autre, coréenne, en Géorgie. Les tarifs douaniers ont également contribué à convaincre First Solar, qui avait construit sa première grande usine de panneaux solaire dans la région de Toledo en 2000, de commencer à travailler à l’édification d’une deuxième usine géante au même endroit en 2018.
First Solar avait également acheté suffisamment de terrain pour une troisième usine, avant de renoncer au projet après que l’administration Trump a allégé les droits de douane en 2019, en fournissant des exemptions applicables à de nombreux panneaux solaires importés.
Sa deuxième usine utilise du verre provenant d’une verrerie située à quelques kilomètres, qui porte du carbonate de soude, du sable et de la chaux à 3 000 degrés pour les transformer en verre un peu plus fin qu’une celui d’une fenêtre. Cette usine de verre, propriété du japonais Nippon Sheet Glass, possède un four aussi grand qu’un demi-terrain de foot. Caisse après caisse, le verre fini est emballé et stocké dans une pièce si immense qu’on se croirait dans le hangar secret du gouvernement à la fin du film Les Aventuriers de l’arche perdue.
First Solar recouvre ce verre d’un film photovoltaïque qui transforme les rayons solaires en électricité. Chaque panneau solaire est gravé au laser, qui divise la pellicule en centaines de cellules solaires. Une chaîne de montage de plus d’un kilomètre et demi de long sinue dans les entrailles d’un bâtiment de plus de 100 000 m2, rempli de fours, de robots et d’écrans d’ordinateurs.
Seuls 132 employés sont nécessaires pour chaque roulement. Joseph Velez, ouvrier sur la chaîne de montage, raconte qu’il y a dix ans, il fallait une demi-douzaine de personnes pour tailler un joint d’étanchéité autour d’un panneau de verre et ajouter quelques composants sur une partie du convoyeur. Aujourd’hui, il n’en faut plus que deux.
Désireux de faire renaître le projet abandonné de création d’une troisième usine de panneaux solaires dans l’Ohio, M. Widmar, le PDG de First Solar, compte sur l’aide de la Maison Blanche et du Congrès, qui sont en train d’examiner les moyens d’aider le secteur.
Compte tenu des profondes divisions partisanes à Washington, c’est un pari risqué, admet le dirigeant de 55 ans. Il explique avoir besoin de prendre une décision maintenant pour pouvoir maintenir ses projets de fabrication.
L’industrie solaire américaine dépend depuis de nombreuses années d’un généreux crédit d’impôts à l’investissement, qui se monte aujourd’hui à 26 % pour les acheteurs d’installations solaires. M. Biden a demandé au Congrès de proroger cette mesure de dix années supplémentaires.
Mais ce crédit ne fait aucune différence entre le recours à des panneaux solaires fabriqués sur le sol américain et du matériel importé. M. Widmar parie davantage sur une nouvelle proposition de crédit d’impôts qui serait lié à la production américaine d’énergie renouvelable, une approche mise en avant par le président du comité des finances du Sénat, Ron Wyden, élu démocrate de l’Oregon.
L’industrie solaire américaine dépend depuis de nombreuses années d’un généreux crédit d’impôts à l’investissement, qui se monte aujourd’hui à 26 % pour les acheteurs d’installations solaires. M. Biden a demandé au Congrès de proroger cette mesure de dix années supplémentaires
Selon ce système, une entreprise comme First Solar, qui produit sur place pratiquement tous les éléments de ses panneaux américains, pourrait bénéficier du maximum de crédits, tandis que des entreprises qui assemblent leurs panneaux aux Etats-Unis à partir d’éléments produits à l’étranger ne profiteraient que de crédits partiels et que les panneaux solaires importés ne bénéficieraient de rien du tout.
Gregory Nemet, spécialiste de l’énergie solaire de l’University of Wisconsin, affirme que les Chinois ont utilisé le même genre de stratégie avec succès au début des années 2000 pour dynamiser leur secteur de l’énergie éolienne, dominé à l’époque par des fournisseurs européens.
M. Widmar affirme qu’il est prêt à envisager d’abandonner son soutien aux tarifs douaniers de Trump lorsqu’ils expireront au début de l’année prochaine, à condition que le Congrès approuve le système de crédits d’impôts à la place. Ainsi, ce serait les contribuables plutôt que les acheteurs d’équipements solaires qui paieraient la note pour encourager la production industrielle nationale.
« Mes clients ont l’impression d’être pénalisés à cause de l’impact des droits de douane » regrette-t-il.
M. Widmar a récemment ajouté les droits humains à sa liste d’arguments en faveur de la production américaine de panneaux solaires.
Les concurrents chinois s’appuient sur une technologie qui utilise du silicium fréquemment extrait et traité dans la région isolée du Xinjiang, en Chine, où la répression par Pékin de la minorité musulmane ouïghour est telle qu’elle équivaut à un génocide, selon le gouvernement américain. La Fédération américaine du travail-Congrès des organisations industrielles (AFL-CIO) a appelé à un blocus des importations de produits solaires du Xinjiang, et le Congrès envisage de mettre au point une législation dans ce sens, initiative qui donnerait un bon coup de pouce à la production nationale.
Pékin a récusé l’accusation de génocide qu’il qualifie de « mensonge du siècle ».
L’administration Biden a commencé à mettre la question sur le tapis au niveau international. Le 13 juin, le G7, à l’initiative des Etats-Unis, a publié une déclaration critiquant « le travail forcé parrainé par l’Etat de minorités vulnérable » dans les secteurs de l’agriculture, du solaire et du textile, une déclaration qui visait clairement Pékin.
Les panneaux de First Solar n’utilisent pas de composants fabriqués à partir de silicium traité en Chine. Ses cellules solaires possèdent un revêtement à base de tellurure de cadmium. M. Widmar rapporte avoir récemment mis cet argument en avant pour remporter un contrat de 150 millions de dollars avec un acheteur qui avait, au départ, jeté son dévolu sur des panneaux solaires à base de silicium.
« J’ai un peu insisté » sur l’idée que les panneaux solaires pourraient avoir un lien avec le Xinjiang, explique-t-il, et incité l’acheteur à reconsidérer sa chaîne d’approvisionnement.
(Traduit à partir de la version originale en anglais par Bérengère Viennot)