Vers une sécurité alimentaire durable : enjeux, initiatives et principes directeurs
La crise sanitaire a rendu visible et aggravé l’insécurité alimentaire[1] en France et montré les limites de la réponse institutionnelle qui lui est apportée. Les raisons en sont connues : d’une part, le manque de revenus économiques des populations concernées, qui conduit, en conjonction avec des conditions de vie dégradées, à des déséquilibres nutritionnels et des risques pour la santé ; d’autre part, les fondements caritatifs des politiques publiques menées depuis le milieu des années 1980 qui font que la lutte contre l’insécurité alimentaire se limite presque essentiellement à de la distribution d’aide alimentaire. De plus, la France est traversée par des inégalités sociales en matière d’alimentation qui ne concernent pas que les personnes en situation d’insécurité alimentaire et qui contribuent aux inégalités sociales de santé.
L’objectif de ce rapport est de clarifier les enjeux liés à l’insécurité alimentaire en France et d’élaborer des principes directeurs pour promouvoir des dispositifs et un contexte politique favorables à une sécurité alimentaire durable, que nous définissons ainsi : la sécurité alimentaire durable[2] existe lorsque tous les individus ont un accès (économique, physique et social) égalitaire à une alimentation durable[3] de manière coordonnée et pérenne. Pour cela, d’une part nous allons plus loin que le simple constat des limites de l’aide alimentaire en analysant leurs causes et, d’autre part, nous explorons les potentiels de différents dispositifs au regard de leur capacité à promouvoir une sécurité alimentaire durable. Ce rapport se situe à la croisée de plusieurs disciplines : nutrition et santé publique, environnement et sciences économiques et de gestion.
Ce rapport s’organise en quatre chapitres et une conclusion. Le premier chapitre pose les éléments de contexte ; le second décrit les limites structurelles du système actuel d’aide alimentaire pour lutter contre l’insécurité alimentaire en France ; le troisième présente notre analyse du potentiel des dispositifs existants, conventionnels ou alternatifs, pour promouvoir une sécurité alimentaire durable ; et le quatrième propose des principes directeurs pour des dispositifs et un contexte favorables à une sécurité alimentaire durable, avec un focus sur la proposition d’une Sécurité Sociale de l’Alimentation (SSA) comme piste répondant à ces principes directeurs.
En France, le traitement de l’insécurité alimentaire est l’objet des politiques dites « de lutte contre la précarité alimentaire », qui s’appuient sur la filière de l’aide alimentaire et la soutiennent financièrement. En 2010, la distribution d’une aide alimentaire sous forme de denrées a été inscrite pour la première fois dans la loi de modernisation agricole De plus, la loi EGAlim (prenant le relais de la loi Garot de 2016 sur le gaspillage alimentaire) oblige les opérateurs de la grande et moyenne distribution alimentaire, la restauration collective, les industries agroalimentaires et les opérateurs de commerce de gros à donner leurs surplus et invendus alimentaires aux associations habilitées à la distribution.
Une analyse du fonctionnement de l’aide alimentaire montre qu’elle présente de nombreuses limites dont certaines découlent directement des choix de politiques publiques. Ainsi associer la lutte contre la précarité alimentaire à la lutte contre le gaspillage alimentaire en s’appuyant sur la distribution de denrées organisée par le secteur caritatif induit ou renforce des effets négatifs qui limitent la capacité du système à résoudre réellement et durablement le problème de l’insécurité alimentaire en France. Parmi ces effets négatifs, on peut noter : la dépendance paradoxale des gisements de denrées disponibles pour l’aide alimentaire (attendues élevées) au gaspillage alimentaire (attendu bas), la dépendance au bénévolat, la complexité logistique induite par les choix qui s’imposent aux associations en matière de flux de denrées, la complexité administrative inhérente aux dispositifs européens de financement de l’aide alimentaire et au dispositif français d’habilitation des associations ainsi qu’au financement par des déductions fiscales. Un autre effet négatif majeur est le non-recours à l’aide alimentaire par une partie importante des personnes en situation d’insécurité alimentaire, et ceci pour de multiples raisons incluant les difficultés d’accès à cette aide et/ou la volonté de ne pas porter atteinte à sa dignité en devant faire « appel à l’aide » pour un besoin aussi vital que se nourrir et nourrir ses proches.
Finalement, les politiques publiques existantes s’attachent uniquement aux symptômes de l’insécurité alimentaire et jamais à ses causes profondes : à savoir le niveau de pauvreté et son intensité pour une partie de la population. Le choix d’y répondre par de la distribution de denrées alimentaires non sélectionnées sur la base de critères de durabilité et également non choisies par ceux qui en « bénéficient » ne permet pas de répondre à l’ambition d’une sécurité alimentaire durable.
Nous avons analysé ensuite le potentiel de différents types de dispositifs existants en France (conventionnels et alternatifs) au regard d’une liste de critères que nous avons identifiés comme susceptibles de promouvoir une sécurité alimentaire durable, sur la base des définitions internationales de la sécurité alimentaire et de l’alimentation durable. Cette analyse a mis en avant trois cibles principales d’action des dispositifs : action sur l’accessibilité économique, sur l’empowerment[4] et sur l’accessibilité physique. De plus, nous avons identifié trois grandes catégories de dispositifs concernant les critères d’éligibilité et les publics visés : les dispositifs ciblant les personnes en situation de précarité avec critères d’éligibilité donnant accès sous conditions de ressources, les dispositifs ciblant les personnes en situation de précarité avec un accès élargi à tous (mixité des publics et tarification progressive), et les dispositifs non ciblés. Les avantages et les limites des différents types de dispositifs sont discutés. Les principes de ces dispositifs ne sont pas indépendants des débats sur les politiques sociales de revenu minimum, qui reposent sur l’éventualité des critères d’universalité et de conditionnalité à des contraintes d’insertion sur le marché du travail. Ces principes inspirent les pistes pour de nouveaux dispositifs ciblant l’alimentation qui pourraient être universels et inconditionnels, comme la proposition de Sécurité Sociale de l’Alimentation (SSA) basée sur le régime général de protection sociale français.
L’ensemble de cette analyse a permis de proposer des principes directeurs pour des dispositifs et un contexte favorables à une sécurité alimentaire durable. Ces principes directeurs sont proposés sur trois niveaux : i) les cibles d’actions du dispositif, ii) l’organisation interne et externe du dispositif, et iii) le contexte politique. Ils s’appuient sur un socle d’éléments transversaux et de prérequis : un diagnostic local des besoins, la disponibilité d’une offre permettant une alimentation durable, la résilience du dispositif et la pérennité de son impact positif. Selon ces principes directeurs, un dispositif favorable à une sécurité alimentaire durable garantit l’accès (économique, physique et social) égalitaire à une alimentation durable, l’empowerment (individuel, collectif, politique) et l’inclusion sociale (lien social, « aller-vers », respect de la dignité) de manière coordonnée et pérenne (pérennité de l’impact, pérennité du dispositif).
Aujourd’hui, les solutions proposées consistent encore trop souvent à moderniser l’aide alimentaire sans repenser ses fondements. Notre analyse nous conduit à plaider pour un changement de paradigme afin de passer d’une politique ciblée sur la lutte contre l’insécurité alimentaire à une politique de promotion de la sécurité alimentaire durable pour l’ensemble de la population, qui doit s’intégrer à la prévention plus globale des inégalités sociales, territoriales et sanitaires en France et à la protection de l’environnement. En ligne avec le récent avis n° 89 du CNA, qui recommande de mener de front « l’amélioration des dispositifs d’aide alimentaire existants » et « la mise en place d’un socle alimentaire fondamental », un dispositif de Sécurité Sociale de l’Alimentation (SSA) reposant sur i) les principes de droit à l’alimentation durable garantissant un accès universel, ii) la cotisation comme mode de financement d’une allocation alimentaire universelle, iii) le conventionnement des acteurs du système alimentaire par le biais d’une démocratie locale, et qui intégrerait un axe de type « Curatif » (incluant une réponse à l’urgence) et un axe de type « Préventif », répond à l’ensemble des principes directeurs que nous avons identifiés comme importants pour promouvoir une sécurité alimentaire durable.
En conclusion, ce rapport met en évidence l’urgence et la nécessité d’une feuille de route politique qui permettra d’accompagner positivement la transition de l’aide alimentaire vers un droit à l’alimentation durable qui est d’autant plus nécessaire compte tenu des forts impacts négatifs de l’alimentation sur l’environnement en général et le changement climatique en particulier. Les propositions qui émergent doivent être mises à l’épreuve et leur efficacité mesurée. La recherche publique peut contribuer à élaborer une approche structurée d’analyse des dysfonctionnements et des besoins, d’identification ou de co-construction de solutions, et d’évaluation de l’impact de ces solutions et de leur suivi.
[1] En France, le secteur associatif et les textes de loi font référence à la notion de précarité alimentaire. Dans ce rapport nous utilisons aussi les termes de sécurité et insécurité alimentaires, issus du domaine de la nutrition et de la santé publique, car ils ont une existence officielle à l’échelon international, et que des méthodes de mesure validées ont été développées pour en évaluer la prévalence. Il y a insécurité alimentaire « lorsque la disponibilité d’aliments sûrs et adéquats sur le plan nutritionnel ou la possibilité d’acquérir des aliments appropriés par des moyens socialement acceptables est limitée ou incertaine » (Core indicators of nutritional state for difficult-to-sample populations. J Nutr 1990, 120 (suppl 11): 1559–1600).
[2] Il n’existe pas, à notre connaissance, de définition officielle de la sécurité alimentaire durable, même si l’expression est utilisée depuis longtemps (déclaration de Rome sur la sécurité alimentaire Mondiale en 1996 : https://www.fao.org/3/w3613f/w3613f00.htm) et que des propositions visent à intégrer la durabilité au concept de sécurité alimentaire (http://www.lafaimexpliquee.org/La_faim_expliquee/Securite_alimentaire_et_durabilite.html)
[3] Suivant les définitions de la FA0 en 2010 (http://www.fao.org/ag/humannutrition/25916–0f23e974a12924600117086270a751f60.pdf) et de la FAO/OMS en 2019 (http://www.fao.org/3/ca6640en/ca6640en.pdf), nous définissons l’alimentation durable comme une alimentation choisie et désirable, culturellement acceptable, en accord avec les valeurs, les préférences et les pratiques alimentaires, de bonne qualité sanitaire, nutritionnellement adéquate, respectueuse de l’environnement, économiquement viable et équitable.
[4] En nous appuyant sur les travaux de Marie-Hélène Bacqué et Carole Biewener (L’empowerment, une pratique émancipatrice ? Editions La découverte, 2013), nous définissons l’empowerment comme un processus par lequel un individu ou un groupe acquiert les moyens de renforcer ses pouvoirs d’être, de décider, d’agir, et ainsi, de s’émanciper (voir Annexe 7).