Les chantiers du ministre Jean Boulet Recevez les alertes de dernière heure du Devoir
Jean Boulet conquiert ses galons normalement, sans faire de vagues. En effet, près de 60 % de la population québécoise n’a ni une « bonne opinion » ni une « mauvaise opinion » du ministre du Travail et, nouvellement, de l’Immigration, selon un coup de sonde effectué par la firme Léger. D’où vient et où va cet homme politique qui cherche à « faire des coalitions » et à « bâtir des consensus »? Quelques éléments de réponse.
Jean Boulet a bien changé depuis qu’il a mis les pieds chez un concessionnaire automobile à Drummondville, en 1990, pour y négocier une convention collective. Le petit-fils du fondateur de la St-Tite Shoe Co., aujourd’hui Boulet inc. — fabricant de chaussures de toilette pour hommes dans les années 1930, de souliers et de bottines pour les membres des Forces armées durant la Deuxième Guerre mondiale, puis de bottes westerns —, était prêt à tout pour avoir le dernier mot avec un négociateur syndical, même lui asséner quelques coups. « Il avait une attitude de confrontation. Puis, une fois, il voulait quasiment qu’on aille se battre dehors. Moi, ça ne me dérangeait pas. Je me disais : Ben oui, crisse, on va y aller ! » raconte l’avocat spécialisé en droit du travail, près de quatre décennies après sa sortie de l’École du Barreau. « J’aimais ça, me chicaner. »
Mais le jeune procureur patronal est ressorti transformé de deux séjours d’études à l’université Harvard, où il est fasciné par les modes alternatifs de règlement des conflits. Les manuels sur la négociation raisonnée Comment réussir une négociation et Comment négocier avec les gens difficiles : de l’affrontement à la coopération sont devenus ses ouvrages de référence. « Ç’a été comme une révélation. Là, je me disais : on peut négocier avec notre intelligence », relate l’homme bien bâti qui tait son âge dans un entretien avec Le Devoir. « Ça m’a changé sur le plan humain et sur le plan professionnel, énormément. [Aujourd’hui,] ça me sert tellement en politique ! »
Jean Boulet — prononcé « boulé » et non « boulè » — a mis en veilleuse sa pratique du droit dans le cabinet Lavery (2014-2018) pour faire le saut il y a quatre ans dans l’arène politique aux côtés de la Coalition avenir Québec (CAQ) ; « un jeune parti dont les ornières idéologiques ne sont pas trop profondes », précise-t-il. Le natif de Saint-Tite ignore toujours où « ça va [le] mener ».
Au lendemain de la victoire électorale de la CAQ, le premier ministre François Legault lui a confié les commandes du ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale (MTESS). Des leaders syndicaux ont aussitôt rappelé le rôle de procureur patronal qu’il tenait quelques mois plus tôt dans le long conflit de travail chez le fabricant de matériel aéronautique Delastek (2015-2018).
« [Comme ministre,] je me vois dans la peau d’un facilitateur, de quelqu’un qui accompagne les parties », explique Jean Boulet au Devoir.
Au MTESS, il a été appelé à mettre fin au conflit de travail à l’Aluminerie de Bécancour (ABI), puis à ceux dans les installations d’Exceldor et d’Olymel, qui ont paralysé pendant des semaines l’abattage de poulets et de porcs au Québec. Il dit avoir subi une pression populaire et médiatique parfois « épouvantable », à laquelle s’ajoutait celle de « collègues », pour forcer un retour au travail des employés à l’aide de lois spéciales. « Je ne voulais pas créer un précédent », indique-t-il, rappelant que le « droit de grève [est] constitutionnellement reconnu ». « Je ne voulais pas non plus créer une attente lors d’autres conflits privés, [qu’on se dise] que si on veut que ça se règle, c’est le ministre [vers qui il faut se tourner] », poursuit-il. Cela dit, Jean Boulet « ose croire » avoir joué un rôle décisif dans ces conflits de travail en renforçant, auprès des parties, un « sentiment d’urgence » à trouver un dénouement négocié.
« Gentil » et « attentif »
Le député de Trois-Rivières se distingue par une « gentillesse » et une « écoute » qui ne sont pas feintes ou, à tout le moins, ne semblent pas l’être, indiquent des députés de différents groupes parlementaires consultés par Le Devoir.
Ses projets de réforme n’ont pas fait l’unanimité pour autant — à commencer par la réforme du Régime de santé et de sécurité du travail. En dépit des dizaines d’amendements qu’il a apportés au projet de loi 59, il n’a su rallier aucun des deux partis d’opposition. Néanmoins, le ministre demeure persuadé que sa réforme se traduira par des milieux de travail plus sains et plus sécuritaires d’une part ; un meilleur soutien aux travailleurs ayant subi une lésion professionnelle d’autre part.
L’adoption d’une loi ou le déploiement d’une stratégie n’est pas une fin. Il y a l’« opérationnalisation », fait remarquer Jean Boulet. Et si les effets escomptés ne sont pas au rendez-vous, la loi ou la stratégie peut être adaptée. « Ce n’est pas statique, c’est évolutif », insiste-t-il.
En revanche, sa mise à jour du Régime québécois d’assurance parentale a, elle, reçu l’aval des élus d’opposition… après qu’il y eut apporté quelques ajustements. Le ministre du Travail a donné suite aux appels de la députée péquiste Véronique Hivon à offrir des prestations équivalentes aux parents biologiques et aux parents adoptants, au Québec et à l’étranger. « [Le ministre] est un exemple d’ouverture et de collaboration avec l’opposition. Dès que j’ai soulevé ces enjeux-là, il a été en mode écoute à mon égard. On s’est assis ensemble, on a travaillé ensemble », avait souligné Véronique Hivon avant l’adoption du projet de loi 51.
Dans l’enceinte de l’Assemblée nationale, Jean Boulet exprime sa gratitude autant aux députés d’opposition qui le houspillent qu’aux journalistes qui l’assaillent de questions. « J’aime le jeu de la négociation, les discussions. Puis je dis souvent : je veux agir comme les Québécois aimeraient [que j’agisse] s’ils nous regardaient continuellement »,explique l’élu en entrevue, qui, par ailleurs, gratifie d’un diminutif plusieurs des membres de sa garde rapprochée : Brigitte, « Bri » ; Fanny, « Fan » ; Maude, « Ma-Maude »…
Pas étonnant qu’il se soit hissé au second rang du palmarès des ministres les plus appréciés par les députés 2021 de La Presse, derrière le ministre de la Santé, Christian Dubé.
Du coup, plusieurs élus d’opposition n’arrivaient pas à croire qu’il ait signé en décembre dernier un micromessage sur Twitter pressant Ottawa de « fermer le chemin Roxham », qui est emprunté par des migrants irréguliers pour passer des États-Unis au Canada, « afin de ne pas surcharger notre système de santé ».
« Ce n’était pas totalement Jean Boulet », a fait valoir le ministre au Devoir, admettant que « la qualité humaine » de son message n’était « pas optimale ».
Plus de responsabilités
Au cours de l’automne dernier, Jean Boulet dissimulait mal ses ambitions de prendre aussi les rênes du ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration (MIFI), glissent des employés politiques et administratifs aux oreilles du Devoir. « Il veut lui aussi être dans le “kodak” », mentionne l’un d’eux. « Mais, il veut surtout que ça bouge », ajoute-t-il. Fin novembre, le premier ministre lui a demandé de succéder à sa collègue Nadine Girault, qui souffre d’ennuis de santé, à la tête du MIFI.
Le responsable du MTESS et du MIFI, Jean Boulet, occupe une place stratégique pour surmonter la crise de la main-d’œuvre en s’attardant d’abord sur les postes « essentiels », « qualifiés » et « bien rémunérés ».
D’ici au prochain scrutin, la figure de proue de l’« opération main-d’œuvre » s’affairera à tirer « le plus possible » vers le haut non pas le nombre d’immigrants admis au Québec comme les organisations patronales le réclament à grands cris, mais la proportion d’immigrants francophones qui, selon lui, choisiront davantage de s’établir durablement en région, où les besoins en travailleurs sont les plus criants. « Que les gens viennent à Saint-Hyacinthe, à Val-d’Or et à Gaspé pour travailler et répondre de façon pratique aux besoins de notre marché de l’emploi, ça passe aussi par le français », fait valoir l’ex-président de la Chambre de commerce et d’industrie de Trois-Rivières.
M. Boulet prend soin de rappeler que le gouvernement fédéral doit traiter plus de 10 000 demandes de résidence permanente soumises en 2020 et 2021 par des personnes qui ont été sélectionnées par le gouvernement québécois, maîtrisent la langue française et occupent un emploi. « Il faut que ça débloque », répète l’élu caquiste. « On va se rencontrer toutes les trois semaines ou tous les mois, martèle-t-il, faisant référence à son homologue fédéral, Sean Fraser. On se distingue en politique par le suivi qu’on fait de nos dossiers. »
Au cours des prochains mois, il compte également rivaliser d’adresse pour attirer, toutes proportions gardées, plus d’étudiants étrangers francophones, y voyant une mesure « critique pour assurer la vitalité du français ». « Il faut éviter tout, tout processus d’anglicisation », insiste le ministre responsable de la région de la Mauricie.
« Avec les années, je suis devenu, je suis assez nationaliste », fait remarquer l’ancien militant du Parti libéral du Canada (PLC). Durant « la lutte intestine » entre Jean Chrétien et Paul Martin, il s’était rangé derrière le second. L’« intelligence », le « potentiel » et l’« ambition » du ministre des Finances qui aspirait à devenir premier ministre l’« impressionn[aient] ».
Au PLC, Jean Boulet s’était lié d’amitié avec Pablo Rodriguez et Jean Lapierre, duquel il a notamment retenu que « ce n’est pas uniquement ce qu’on a fait qui est important, c’est ce qu’on va faire ».