Slow fashion : changer les usages par la radicalité et le « cool »
Parce qu'elle fait partie des industries les plus polluantes au monde, la mode est sommée de se réinventer. Pour ce faire, elle doit changer son modèle de production et accompagner les consommateurs dans l’adoption de nouveaux usages plus vertueux.
Nicolas Rohr, cofondateur de la marque française de prêt-à-porter FAGUO et Élisabeth Laville experte de la responsabilité sociétale des entreprises et fondatrice du cabinet de conseil Utopies, échangent leurs réflexions autour de la mutation nécessaire du secteur, de l’engagement des marques qui le peuplent et des modalités du changement durable dans l’industrie textile.
Quel état des lieux faites-vous des enjeux éthiques et responsables dans l’industrie de la mode ?
Élisabeth Laville : Nous sommes témoins d’un nombre important de prises de parole. Ce n'est pas forcément une mauvaise chose. Je pense que la transition écologique et solidaire est avant tout un changement culturel, pas seulement technique. Le fait que les marques de mode, en particulier les marques de luxe s’en saisissent aidera à faire bouger la norme sociale. Car elles n’ont un pas qu'un footprint écologique, mais aussi un « brainprint », une influence sur les tendances. Ce « new cool » est consolidé par le Fashion Pact (série d’engagements écologiques, ndlr) par exemple. L’évolution des pratiques laisse à penser qu’un mouvement est à l’œuvre. Pour autant, je trouve que les engagements sont inégaux. D'abord, ils ne traitent pas le problème principal qui reste la fast fashion, notamment celui de l'augmentation de la production de vêtements. Ce sujet-là n'est pas traité. Je rappelle que l'expression fast fashion n'est pas présente une seule fois dans le Fashion Pact. Le recyclage n’est pas la solution – aujourd’hui, seulement 1% des vêtements sont recyclés et 12% du marché textile s'est fixé des objectifs en matière d'économie circulaire. Ce n’est pas non plus un raz-de-marée. 40% des marques textiles dans le monde n’ont pris aucun engagement RSE à date, selon le cabinet Deloitte. Ce sont principalement les PME qui emmènent le marché là-dessus. Donc, à mon avis, si l’on ne traite pas ce sujet du modèle économique, nous restons à côté de la plaque.
Nicolas Rohr : Nous appartenons à une génération plus engagée que celle de nos parents, mais qui reste malgré tout pleine de contradictions. Selon l’Ademe, nous achetons 70% de vêtements de plus, les utilisons deux fois moins longtemps. Nous en faisons même traîner un tiers dans les placards et ne savons pas les jeter. Donc, nous sommes de la génération qui souhaite bien faire et en même temps, qui accentue un peu le souci. Quand nous nous sommes lancés en 2009, très peu de marques étaient engagées sur ce territoire, sauf Patagonia qui était un phare pour nous. Aujourd’hui, ces dernières naissent avec un ADN déjà engagé. Le problème, c’est qu’il n’y a pas de voie toute tracée ou un seul bon comportement. Il y a différentes manières d’agir sur l’émission carbone ou la gestion des eaux par exemple. Nous sommes très contents aujourd'hui de voir une règle émerger et d’en faire partie. Élisabeth a d’ailleurs beaucoup milité pour ce modèle qui, avec le label B-Corp, vient poser un cadre commun dans les engagements environnementaux, mais aussi sociétaux, d’inclusion et culturels pour les entreprises. Il existe aujourd’hui une palette qui permet de s’engager plus en profondeur et d’affirmer sa transparence. N’oublions pas la loi Pacte et l’émergence des entreprises à mission. Nous avons d’ailleurs été la première entreprise de mode en France à obtenir ce statut. C’est très intéressant de voir aujourd’hui tous les leviers qui viennent renforcer cet engagement entrepreneurial et sociétal, et rapprocher un tant soit peu les sociétés dites à but lucratif et le modèle des ONG.
Dans la mode, les entreprises sont à l’aune des tendances. Devraient-elles adopter cette philosophie pour précéder les lois en matière de responsabilité ?
E.L : C'est historiquement ce qui s'est passé sur tous les marchés. J'ai toujours considéré que cela progressait en triangle, c’est-à-dire qu'à la pointe, il y a les marques pionnières qui commencent avec un ADN directement différent et vont donner le ton qui précédera alors les lois et les réformes. Pourquoi ? Parce qu’elles prennent des parts de marché à celles qui sont en dessous, les plus grosses. The Body Shop par exemple est arrivé sur le marché avec des produits non testés sur animaux et des emballages réutilisables. Elle prend donc des parts de marché à L'Oréal, qui doit développer des alternatives pour rester dans la course. La pratique s'élargit parce que Body Shop convainc les consommateurs. Résultat : ils ont fait passer une loi contre les tests sur animaux en Angleterre puis en Europe. La loi est comme la voiture-balai qui embarque tout le monde et généralise la pratique. Pour le textile, il y a plein d'enjeux majeurs, comme celle de la destruction des invendus où les pratiques n’ont pas précédé les évolutions réglementaires, notamment dans la fast fashion. Mais celle-ci reste un phénomène assez récent, apparu il y a 20 ans tout au plus, ce qui me fait dire que le marché pourrait très bien fonctionner différemment demain, car c’est un épiphénomène historique. Aux États-Unis, dans les années 1990, la moitié des vêtements était fabriquée dans le pays. Aujourd’hui, cela représente moins de 2%.
N.R : Je pense qu’il y a des idées déjà présentes dans la société que les lois viennent finalement confirmer. Prenons la loi Pacte par exemple. Lorsque l’on nous a contactés chez FAGUO pour nous informer de la naissance du statut d’entreprise à mission, nous étions très heureux avec Frédéric Mugnier, mon associé, de voir que la loi venait officialiser notre raison d'être, celle d’engager notre génération contre le dérèglement climatique. La loi est donc venue se conformer aux entreprises, ce qui a rendu le passage au statut d’entreprise à mission très simple. Les certifications viennent ensuite encadrer et propulser ces entreprises à l’ADN engagé. B-Corp par exemple, pousse les entreprises à s’améliorer selon un système de points. Le nombre acquis doit augmenter entre chaque renouvellement de certification. Patagonia par exemple y est entré avec 100 points, quand il en faut un minimum de 80 et est aujourd’hui à 152. Donc oui, les entreprises, en un sens, précèdent les lois parce qu’elles veulent impacter. La loi les valide et confirme qu’elles vont dans le bon sens.
Faut-il être radical dans son approche durable et responsable ?
N.R : Dans les combats pour le changement, il y a toujours des frondeurs, des activistes et des militants. Pour FAGUO, je ne souhaite pas avoir cet ADN de militants ni d'activistes. Pour la simple et bonne raison que j'aimerais que ce changement apparaisse petit à petit par le côté cool. Aimer un t-shirt d’abord pour ensuite se rendre compte que naturellement la marque a pensé à un maximum de choses pour rendre ce vêtement « responsable ». Nous ne sommes plus dans une démarche de progrès et d’apprentissage. Pour sensibiliser, il est nécessaire selon nous de passer par ce côté « cool ». Nous voulons laisser les gens mesurer par eux-mêmes le progrès et les actions, pour ensuite participer au changement. Notre rôle est de les accompagner vers des modes d'habillement plus sains en sensibilisant à la seconde main et à la réparation des vêtements. Toutes nos boutiques sont équipées dans ce sens. J’ai justement très peur des extrêmes qui germent aujourd’hui dans le monde.
E.L : Je souscris aux propos de Nicolas, les marques ne peuvent que proposer une alternative, et pas l’imposer. Mais elles contribuent aussi à développer de nouveaux récits alternatifs, de nouveaux imaginaires, de nouvelles normes sociales – c’est un rôle majeur. Malheureusement nous n’avons pas d’autre choix possible que la radicalité des stratégies. Car les enjeux l’exigent : nous avons réussi à réduire de 7% nos émissions de CO2 en 2020 grâce à l’arrêt quasi total des activités humaines pendant un quart de l’année. Si l’on veut atteindre en 2050 les chiffres de l’accord de Paris pour le Climat, il faudrait réduire les émissions de CO2 sur la même lancée qu’en 2020…, mais sans l’arrêt des activités. Et donc, la radicalité, au fond, ce n'est pas une posture militante, mais une nécessité imposée par les faits. Quitte à se donner un peu plus de temps, il faut prendre des engagements disruptifs visant à transformer 100% du modèle économique. Pour le textile, l'engagement sur l'économie circulaire ne sera pas suffisant. Il faut s’engager sur la réduction de la production de vêtements avec sans doute une montée en qualité et une diminution du rythme des collections. Le fait d'avoir des vêtements qui durent plus longtemps, qui peuvent être réparés, facilement valorisés en fin de vie, etc. Il faut que l'on pose des engagements à la hauteur des défis qui sont devant nous.
La fast fashion est devenue l‘étalon des marques de prêt-à-porter. Comment une entreprise de la mode peut-elle aller à l’encontre de ce modèle ?
N.R : Il y a une vraie logique de prix à remettre en perspective. Ce qu’il faut d’abord, c'est un prix qui ne varie pas, car cela crée de la surconsommation. On vous dit : c’est une affaire, donc achetez. Alors que l'on devrait acheter parce que l’on en a besoin. La relation entre la marque et le consommateur est biaisée à cause de ça. 97% des marques font des soldes flottantes et seulement 3% font des prix fixes. Le second point est le sujet des collections et l’appréciation au plus juste des quantités. Aujourd’hui, il faut proposer moins de collections et plus de reconduits. Ensuite, le modèle des précommandes et de production en flux tendu est très compliqué à généraliser. Tout un pan de l'économie française qui s'appelle le multimarques et génère 250 000 emplois en France demande aux acteurs du secteur de s’engager un an avant le début de la production pour pouvoir distribuer ses vêtements dans ses magasins.
E.L : Sur le sujet des soldes, je souscris parfaitement. Sauf erreur de ma part, 70% des consommateurs de textile déclarent que les prix ne veulent plus rien dire. Quel est le vrai prix d'un produit ?Quelques marques françaises, comme Sensee ou Teddy Bear, proposent justement un prix fixe toute l’année en expliquant aux consommateurs pourquoi et ce qu’il contient (production française, pas de stock obsolète, service optimum et qualitatif). Maison Standard a eu une approche intéressante dans cette éducation, mais par les soldes. Elle a proposé une collection intemporelle avec différents taux de soldes en expliquant que la solde à 50% couvre à peine les frais de production, celle à 40% couvre les frais de production et la logistique et celle à 30% permet de soutenir la marque dans son développement. Cela a le mérite de la transparence et responsabilise les consommateurs en les sensibilisant au vrai coût du vêtement.
Le zéro déchet est-il l’avenir ? Peut-il allier performance et responsabilité ?
E.L : Il y a un mouvement qui se développe en Suède autour du köpskam, c’est-à-dire la honte d’acheter neuf. Si l’on regarde les plus jeunes, ils achètent presque tous de la seconde main. C'est un sujet pour les marques demain et ce n'est pas l'effet de la crise. On voit la propulsion de plateformes telles que Vinted qui encouragent d’autres formes de consommation. La seconde main, l’économie circulaire, est un vrai marché qui tend vers le zéro déchet. Le luxe s’y met aussi à sa manière en proposant la location de vêtements. D’autres comme 1083 misent sur la vente de pièces 100% recyclées avec consigne, pour pousser les consommateurs à intégrer de manière pérenne ce modèle vertueux.
N.R : Chez FAGUO, pour la création, les designers et chefs de produit ont besoin de deux calculettes dès la phase de réflexion : une pour calculer les marges et faire vivre l’entreprise, l’autre pour l’empreinte carbone. Nous souhaitons tendre vers un modèle d’émissions carbones négatives. En attendant, nous redonnons vie à notre niveau aux 250 000 tonnes de déchets générés en les utilisant pour créer le vestiaire FAGUO. 80% de nos pièces sont alors conçues à partir de matières recyclées ce qui permet de réduire considérablement nos émissions de CO2. L’idée, à terme, serait de rejoindre le modèle d’Interface qui a créé une moquette qui n’émet pas de CO2.
L’engagement pousse-t-il forcément au renoncement ?
E.L : Je crois que l'engagement appelle l'engagement. Autrement dit : la meilleure façon d'engager les consommateurs, c'est encore l'engagement de la marque, qui ne s’exprime jamais aussi clairement que dans un renoncement. Je dis toujours à mes clients : si votre stratégie ne vous amène pas à renoncer à quelque chose, ça ne marchera pas. Typiquement, dans l'industrie textile, c'est pareil : quels sont les renoncements auxquels les grandes marques, sont prêtes à faire face ?Du fait de leurs engagements climatiques, faut-il renoncer à l'utilisation de certaines matières, notamment les matières synthétiques qui ont une production polluante et sont dangereuses au niveau sanitaire. La solution pour résoudre le problème de la pollution via les microplastiques est de renoncer totalement à ces matières. Peut-on trouver un autre modèle économique qu'un modèle basé sur la surproduction ?Pour moi, cette question est le nerf de la guerre.
À lire aussi A-t-on trouvé le« nouvel Emmanuel Faber »?Le PDG de Bel veut en finir avec« la seule logique du profit »N.R : Selon moi, la nouvelle génération n'aime pas la contrainte, tout comme les précédentes. C’est pour cela que les changements doivent être « cool » et enviables. L’engagement et les produits doivent être à la mode pour fonctionner et toucher le plus de monde. Aujourd’hui, il est nécessaire de trouver un équilibre afin d’éviter le désengagement. Peut-être s’autoriser un montant annuel d’émission carbone par exemple, et consommer en fonction du montant dépensé. Notre génération a besoin de comprendre, sans en être forcée, et agir en conscience, de manière équilibrée. Une marque comme la nôtre doit lui rendre disponible tous les éléments de compréhensions nécessaires. L'étiquetage carbone en est un bon exemple.