Prisunic et Monoprix, labos du beau – Libération
Autant le dire tout net, pendant bien vingt minutes, on n’a rien compris. Et une fois la visite accomplie, on l’a refaite à l’envers pour vraiment s’y retrouver. Mais à la réflexion, la scénographie qui suscite ce gymkhana est bien vue. En choisissant de déployer «le Design pour tous : de Prisunic à Monoprix, une aventure française» au sein des collections permanentes du musée des Arts décoratifs, au gré de cinq étages, avec des repères au sol et un code lumière (orange et rose) pour seuls outils de distinction (qu’on zappe parfois), l’architecte, designer et scénographe India Mahdavi montre la mitoyenneté entre ce qui relève officiellement de l’art et certains objets de consommation courante, et combien la frontière entre les deux registres est parfois, voire souvent, bien ténue.
Partant, son parti pris souligne la subtilité des objets convoqués par la commissaire Marianne Brabant, très quotidiens mais raffinés aussi, sans qu’on en ait forcément conscience : ceux que Prisunic et sa relève Monoprix distillent dans la vie hexagonale depuis les années 50. On sort de l’exposition passablement bluffée par la pertinence (et l’efficacité) du regard porté par les deux enseignes commerciales grand public sur la société française depuis soixante-dix ans. «Prisu» et «Monop’» (le premier a été racheté par le second en 1997, qui n’a gardé que la marque Monoprix) ont accompagné et alimenté nos évolutions, si bien que ces cinq cents objets, meubles, vêtements, affiches, slogans, catalogues nous semblent familiers sans même les avoir forcément possédés, ils font partie de notre mémoire collective. Cette exposition provoque une re-connaissance.
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Lifestyle28 mars 2021Parmi les éléments les plus récents, on retrouve par exemple les collections de vêtements faites en collaboration avec Maison Château Rouge, la marque d’afrostreetwear créée en 2015 par Youssouf Fofana dans le XVIIIe arrondissement de Paris. Ou les tabourets et objets poétisants pour la table conçus par le décorateur Vincent Darré. Ou encore (dans des vitrines façon frigo) des belles assiettes rétro imaginées par A Paris chez Antoinette Poisson, maison artisanale qui réactive la technique des dominotiers du XVIIIe siècle – qui consiste à concevoir des feuilles imprimées à partir de planches gravées de motifs floraux ou géométriques. A raison de quelque dix «collabs» par an, «Monop’» popularise auprès du plus grand nombre des noms qui sinon resteraient des sensations réservées à un cercle de happy few.
Dans une des vidéos de l’exposition, India Mahdavi, qui a deux collaborations à son actif, loue de fait l’opportunité et l’appel d’air, «une façon de démocratiser [mon] travail, de pouvoir s’amuser, rêver, comme une récréation». Vincent Darré souligne l’ouverture d’esprit de ses hôtes : «Au début, ils ont parlé d’une collection pour Noël, mais moi je déteste Noël, donc j’ai dit : “Non, moi j’aime l’été, donc on va faire un déjeuner sur l’herbe, avec des animaux qui se transforment en objets, une abeille en lampe, un canard en carafe, des tables sur pattes de grenouille.” […] Ils ont dit oui à tout. Je me suis dit : “Ça, ce n’est pas du tout français, en France on dit toujours ‘ah, non, ce n’est pas possible’.”» Tout ça est si charmant (et plaidoyer pro domo) que pour un peu, on en oublierait que la collab est désormais un ressort incontournable de la vente, qui permet aux enseignes de renouveler leur offre, leur vitrine et leur image en permanence.
A l’époque de Prisu, en revanche, la démarche était carrément révolutionnaire. Emanation du Printemps, la chaîne à destination de toutes les bourses citadines (et initialement restreinte au textile et objets) a été créée en 1931 en réaction aux magasins Uniprix du concurrent Galeries Lafayette. Avec succès. Mais après-guerre, alors que le pouvoir d’achat et l’envie de consommer des Français se déploient, l’enseigne prend encore une autre dimension. Celle d’un laboratoire de la modernité, notamment grâce à l’inventivité et à l’opiniâtreté d’une femme : Denise Fayolle, directrice du style, des relations presse et du conditionnement de 1957 à 1967 – après avoir été championne de patinage artistique puis journaliste de mode. C’est elle qui dégaine un slogan aussi épatant qu’un quadruple boucle piqué : «Le beau au prix du laid», en écho à la Laideur se vend mal, le manifeste du père du design industriel, Raymond Loewy. Elle a pour assistante Andrée Putman, future fameuse designer et architecte, et le tandem peut compter sur le soutien du directeur général Jacques Gueden, flèche du commerce affûtée à HEC et fan de l’émergent marketing venu d’outre-Atlantique, en même temps que passionné d’esthétique.
C’est dans cet état d’esprit qu’émerge l’idée d’une collection de meubles contemporains pour compléter l’offre prêt-à-porter et accessoires de Prisunic, avec mise en place d’un bureau de création interne et de collaborations. Francis Bruguière qui en était la tête de pont, décrit une ruche de liberté («c’était une époque où le marketing n’exerçait pas la dictature qu’il exerce aujourd’hui») dont la volonté de démocratisation était bien accueillie par les premiers intéressés, alors même que le cahier des charges était inédit autant que contraignant financièrement – faire du beau, oui mais à des coûts économiques plutôt qu’astronomiques. «Les designers ne s’adressaient à cette époque qu’à une clientèle élitiste, être approchés par un magasin populaire finalement les séduisait beaucoup, nous n’avons pas eu de mal à les faire créer pour nous. Des talents connus, Terence Conran, Olivier Mourgue, Gae Aulenti… et de moins connus pour lesquels c’était un tremplin. Et nous en avons aussi découvert.»
C’était en 1967. Cinquante-quatre ans plus tard, l’effet vintage marche à pleins tubes. Matières (plastique moulé, plexiglas, polyester…), couleurs bien flashy, formes et motifs ultragraphiques (pleins de rondeurs ludiques notamment), esprit de modulation et de convertibilité : ce mobilier-là est un concentré de l’optimisme pop typique de l’époque, «ce moment exceptionnel, avec les baby-boomers qui ne voulaient pas vivre comme leurs parents, ni dans leurs comportements ni dans leur ameublement» (Francis Bruguière). Comment ne pas se réjouir, par exemple, à la vue du grand lit blanc conçu par Marc Held, pas loin du paquebot, une immense invitation à s’étaler, paresser. Sa conception est une prouesse. En fibre de verre renforcé de polyester, sa technique reprend celle utilisée pour des petits bateaux dériveurs, raconte son auteur – «On pouvait le démouler comme un gâteau ou un château de sable.» Yves Cambier, qui travaillait au côté de Francis Bruguière, précise : «Ce design était d’une folie très raisonnée, très bien pensée, qui répondait à des besoins, par exemple les canapés en mousse qui permettent qu’on s’y vautre alors qu’avant on était rigide sur son siège.» Claude Courtecuisse, concepteur de la chauffeuse Apollo, en souligne la simplicité («quatre tubes, une toile, deux coussins et des sangles») et la praticabilité («pliable, rangeable et qu’on puisse en l’achetant l’emporter sous le bras»). L’assise était diffusée par Steiner, chiquissime marque de mobilier française. Prisunic l’a sélectionnée pour son catalogue, et hop, c’était parti pour un vrai succès populaire.
Art de la com
Les catalogues de vente de mobilier par correspondance de Prisunic : on les retrouve en clôture de l’exposition, reconnaissables entre mille à leur format carré et leurs couvertures à l’esthétique seventies. Aujourd’hui, au temps d’Ikea, Habitat, Conforama, But et consorts, l’affaire relève de la banalité. Mais quand l’enseigne parisienne lance le sien, en 1968, c’est de nouveau en pionnière d’une terra incognita. En ébullition politique, sociale, générationnelle et sexuelle, la France roupille encore côté démocratisation du design, contrairement à la Grande-Bretagne où est apparu Habitat ou en Suède, berceau d’Ikea. Le directeur Jacques Gueden rend d’ailleurs à César le sceptre qui lui appartient : il confie la conception du mobilier du tout premier catalogue Prisunic à Terence Conran, le créateur et fabricant de meubles qui a fondé Habitat en 1964. Dès lors et pendant neuf ans, ce catalogue s’impose comme un rendez-vous du design pour tous, rythmé par des invités de haut vol (Marc Held, Jean-Claude Muller, Gae Aulenti, Olivier Mourgue, Jean-Pierre Garrault, Pierre Bacou…) avec un tel engouement public que Prisu abandonne finalement ce filon faute de pouvoir suivre, alors que la reconstitution d’espaces chambre, salon, cuisine prouvent l’évidence de la proposition.
«Le design pour tous : de Prisunic à Monoprix, une aventure française», jusqu’au 15 mai 2022 au musée des Arts décoratifs, à Paris.
C’est un aspect que l’exposition met bien en évidence : de Prisu jusqu’au Monoprix actuel, un art de la communication irrigue les deux enseignes. Les visuels, très colorés et graphiques, font envie ou sourire (ce moustachu tout fier dans sa chemise moulante, portée avec une cravate clownesque, en 2000), les slogans manient avec allégresse un humour de proximité et de réactivité. On se souvient par exemple très bien de ces messages apparus lors de confinements : «Les vêtements pour enfants jusqu’à 3 ans sont de nouveau essentiels. Les autres sont priés d’arrêter de grandir» et autre «nous sommes de nouveau autorisés à vous vendre des accessoires de cuisine. C’est un virage à 180°, ou thermostat 6». Savoir prendre la température de l’époque, toujours.