Comment “Kubo et l’armure magique” a vu le jour dans un hangar à Portland
Fruit de cinq années de travail minutieux du studio Laïka, 'Kubo et l'armure magique', splendide long métrage en marionnettes animées image par image, ressort en salles à l'occasion du premier festival Télérama enfants du 15 au 28 février 2017. Nous avions pu assister au tournage en janvier 2016, et découvrir les secrets d'un processus de création hors norme.
« Je ne sais pas exactement ce que je peux vous dévoiler.» Le scénariste Chris Butler entretient le suspense face au petit groupe de journalistes, venus du monde entier découvrir les coulisses de Kubo et l'armure magique, le tout nouveau film du studio d'animation Laïka. « C'est une grande quête épique, pleine de monstres, de batailles et de sortilèges, mais c'est surtout l'histoire d'une jeune garçon qui cherche la vérité sur sa famille. C'est cet aspect intime, émotionnel, que je préfère, mais je ne vais quand même pas tout gâcher en révélant les grands secrets du film ! »
Depuis cette conversation, on a pu découvrir – et adorer – cette chatoyante merveille en stop-motion (marionnettes animées image par image), située dans un Japon médiéval fantastique. Mais en janvier dernier, lorsque nous arrivons à la porte du studio, personne n'a encore rien vu. Et comme aucun film sorti des ateliers Laïka ne ressemble au précédent – de l'onirisme de Coraline (2009) aux zombies rigolos de L'Etrange Pouvoir de Norman (2012) ou à la fantaisie victorienne des Boxtrolls (2014) –, tout reste à découvrir sur ce Kubo flambant neuf, auquel les artistes maison sont en train de mettre la dernière main.
Notre aventure à nous, invités pour la journée, a commencé tôt le matin sur une route de la banlieue de Portland, Oregon, dans le Nord-Ouest des Etats-Unis. Très vite, la ville laisse place à de grandes forêts nimbées de brume, denses et majestueuses. Un vrai décor de légende, qui nous mène droit… au parking d'une ZAC anonyme, comme il en existe n'importe où sur la planète. Déception passagère. De l'extérieur, le vaste bâtiment gris ressemble toujours à ce qu'il était à l'origine, avant d'être racheté et investi, il y a dix ans, par le studio Laïka : une bête usine de plastique.
C'est que le lieu dissimule jalousement sa véritable nature. Il faut dépasser un hall banal pour pénétrer, soudain, dans une autre dimension : une immense ruche, où tout est minutieusement fabriqué, transformé, bricolé, et enfin filmé, de A à Z. Un étourdissant paradis des contrastes, entre miniature et grands moyens, entre artisanat et technologie de pointe.
Dans un espace si foisonnant qu'il semble magiquement infini, dans un joyeux capharnaüm apparent qui cache une organisation pointilleuse, les câbles, les écrans d'ordinateur et les caméras high-tech côtoient les bouts de bois, les échantillons de papier et les pots de peintures, les ciseaux et les poinçons. Partout, des plateaux de tournage aux allures de décors de poupées incroyablement détaillés, évoquent un vrai Cinecittà pour lilliputiens. Dans cet endroit hors du monde et de ses proportions ordinaires, nous avons progressé au cœur de la création, étape par étape, comme dans une vraie quête.
Elles mesurent en moyenne une vingtaine de centimètres, soit un peu moins qu'une Barbie. Les marionnettes sont les « stars » du film : le jeune Kubo, tignasse noire et bandeau sur l'œil, mais aussi ses compagnons, une guenon trapue et un drôle de scarabée-samouraï, et ses ennemis, deux sœurs ninjas graciles et impassibles. Chacun de ces personnages, même le plus secondaire, représente des années de recherche esthétique et de travail manuel et technique. Parce que, bien sûr, il ne s'agit pas fabriquer de simples poupées, mais bien de créer de véritables « mini-acteurs » dont chaque geste devra être expressif et cohérent, dont chaque partie pourra être aisément manipulée par un animateur. Pour cela, on fabrique en général d'abord un « squelette » de métal entièrement articulé, qu'on habille ensuite de silicone, de tissu, de mousse, parfois même de cheveux (comme la fourrure du singe), au gré des besoins.
Georgina Hayns, qui dirige le département dédié aux marionnettes, nous présente ses créations, alignées devant nous comme pour une fabuleuse exposition improvisée. On s'arrête sur les « méchantes » jumelles ninja, petites créatures fascinantes, avec leur masque impassible inspiré du théâtre nô et leur grande cape noire. Elles résument à elles seules l'ingéniosité des artistes de Laïka, leur mélange unique de savoir-faire, d'inspiration, de débrouille et d'exigence. Sur chaque cape, entièrement fabriquée à la main, cent quatre-vingt trois « plumes » découpées au laser dans de grandes feuilles de plastique tapissées de papier-mouchoir, tiennent ensemble grâce à un savant canevas… de cordes de piano !
Ciselée dans les moindres détails, chaque figurine doit impérativement être, comme les vrais êtres vivants, soumise aux lois de la physique et de l'anatomie, jusqu'au plus petit frémissement de leur tignasse. Georgina Hayns nous montre plusieurs exemplaires, assez différents – avec et sans ailes, avec plus ou moins de bras –, du scarabée-samouraï : « Certains personnages doivent accomplir des choses qu'une seule marionnette ne peut pas toujours faire. Celle-ci, par exemple, saura "marcher", mais ne sera pas physiquement capable de s'asseoir ou de s'envoler. Il nous faut parfois tricher pour certaines séquences, changer des parties du corps, voire créer une version entière complètement différente et adaptée au mouvement spécifique demandé. On appelle ça une "doublure", comme pour les vrais comédiens ! »
Si, en plus, on prend en compte le fait que plusieurs animateurs doivent pouvoir travailler simultanément avec le même héros sur plusieurs scènes et plateaux différents, on comprend mieux pourquoi toutes les marionnettes sont toujours fabriquées en série : « Nous avons plus de cent marionnettes, et trente rien que pour Kubo ! La fabrication du premier nous a pris entre six et neuf mois. Une fois qu'on a pris nos repères, résolu les problèmes, forgé le modèle, les choses vont beaucoup plus vite. »
Le temps de se dire que trente Kubo, c'est beaucoup plus que ce qu'on imaginait, nous voilà plantés devant un spectacle surréaliste. Soigneusement à l'abri dans d'élégantes boites noires tapissées de velours, comme des écrins de bijouterie, une multitude de têtes sourient, grimacent, ou affichent des moues mélancoliques. Un peu plus loin, ce ne sont que mâchoires, ou encore sourcils, froncés, levés, pensifs, ironiquement arqués. Une bien étrange collection créée… par une machine.
Comme dit Georgina Hayns, « Les bases de la construction d’une marionnette en stop-motion resteront toujours les mêmes – certaines sont aussi vieilles que le cinéma lui-même ! Mais nous avons maintenant aussi à notre disposition une formidable boîte à outils technologique » Pour rendre toutes ces marionnettes plus expressives, Laïka a en effet décidé d'innover radicalement. Le studio s'est allié à la compagnie Stratasys, leader sur le marché des imprimantes 3D, pour développer une méthode révolutionnaire. Pour chaque héros, l'ordinateur prévoit et combine un nombre ahurissant de nuances possibles : plusieurs millions d'expressions faciales, rien que pour le seul Kubo. « C'est plus que ce dont disposent les êtres humains ! » s'exalte Brian McLean, le responsable du secteur « Rapid Prototype » chez Laïka, qui prend en charge ce petit miracle technologique.
Ensuite, il suffit de piocher dans cette monstrueuse base de données les gammes d'émotions dont on a besoin pour le film, et l'imprimante 3D fait le reste : des têtes en plastique et en couleurs par dizaines de milliers, que les animateurs placent ensuite, image par image (au rythme de vingt-quatre par seconde!), sur les marionnettes. « Ce procédé nous a permis d'atteindre une finesse totalement unique dans cette forme d'animation, ajoute notre guide. Nous sommes à ce jour les seuls au monde à l'utiliser. »
La chef-costumière Deborah Cook nous attend devant un grand panneau de bois, où sont épinglés pêle-mêle des bouts d'armure miniature, de chatoyants morceaux de tissu japonais, des images de personnages du film et des photos de costumes traditionnels. Les kimonos de Kubo et de sa mère, tous les riches vêtements du film pour les villageois, sorciers et seigneurs, c'est elle qui les a créés avec son équipe. A partir de rien. Dans ce type d'animation, la texture même du tissu doit être à l'échelle de celui qui le porte. Pas question de voir sur Kubo une trame ou des mailles ordinaires, bien trop grandes pour lui. Il faut tout fabriquer, tout réinventer.
Défi supplémentaire, les tenues, comme les marionnettes, sont elles aussi destinées à être animées : il faut que ça « tombe » juste. Un effet de manche, l'ondulation d'une robe, tout doit être précisément prévu. « Dans Kubo, on a dû faire ce qu'on évite d'habitude comme la peste, parce que c'est très compliqué à réussir, sourit la costumière : des tenues amples, lâches, flottantes, qui ne collent pas forcément aux mouvements du corps. Il a fallu ruser, introduire dans les plis des fils de fer – on appelle ça des "serpents" – voire tout un système mécanique, pour créer l'illusion d'un mouvement naturel. »
Pour le look à la fois féérique et traditionnel de ses petits aventuriers médiévaux, Deborah Cook s'est documentée sur le Japon d'hier – elle nous montre, entre autres, tous ses essais de blason brodé, cinquante nuances de scarabée noir sur fond rouge –, mais aussi celui d'aujourd'hui : « J'ai consulté énormément d'ouvrages, et j'ai aussi visité Tokyo, pour m'immerger, observer les couleurs, les motifs… et les gens : ceux qui portent des kimonos comme autrefois, mais aussi les jeunes, leur manière d'adapter les coutumes à la vie moderne, comme nouer une écharpe autour de la taille à la façon d'un obi, la ceinture traditionnelle nippone. Mon inspiration s'est nourrie de toutes ces découvertes. »
Ainsi façonnées, « imprimées » et habillées, il ne reste plus aux marionnettes qu'à se poser dans l'univers qu'une armée de démiurges ont fabriqué pour elles. Du plus petit panier d'osier jusqu'à la plus spectaculaire des statues, tous les décors et les accessoires sont fabriqués sur place. Ici, on travaille – à la loupe ! – le fer, le bois, ou le silicone. On façonne – chaque fois en plusieurs exemplaires de rechange, parfois en plusieurs grandeurs – des mini-bijoux et des micro-meubles, des épées, des puits, des drapeaux, des lanternes… Un rêve de modéliste fou, qui rassemble en tout près de dix mille accessoires. On fait de l'ébénisterie, de la soudure et de la sculpture, et puisque, dans le conte, Kubo a le don magique d'animer des êtres de papier, les perfectionnistes de chez Laïka ont même fait un stage d'origami, et appris à plier leurs propres « cocottes » en tyvek, un textile synthétique qui imite le papier, en plus solide.
Nelson Lowry, qui supervise décors et accessoires, explique tout le processus avec enthousiasme, au milieu des établis brillamment éclairés, où son équipe travaille sans lever la tête, dans un incroyable fouillis d'outils et de matériaux. Un décorateur est en train d'appliquer, avec une infinie délicatesse, une fine couche de laque brunâtre sur un objet minuscule. « Nous avons voulu que tout soit recouvert d'une sorte de patine, comme vieilli par les siècles. C'est notre interprétation à nous du Wabi-sabi, ce principe esthétique nippon qui valorise l'usure du temps, la beauté dans l'imperfection. »
Tout le film est ainsi pétri de culture japonaise en général, et des gravures sur bois du peintre contemporain Kioshi Saito en particulier. Chaque décor en est inspiré, en reprend les textures rugueuses et végétales, les doux contrastes de couleurs. Ces plateaux fastueux, cimetière mélancolique niché dans une forêt haute comme trois pommes, palais de Shogun ou village éclairé par une ribambelles de lanternes, représentent la partie la plus spectaculaire, la plus ludique de la balade. Tout y est, du moindre parchemin à la plus petite (vraiment très petite) touffe d'herbe, posé sur de vastes « tables ».
Pour les besoins du tournage, chaque « lieu » est isolé par d'immenses et lourds rideaux noirs, on passe de l'un à l'autre comme on visiterait les scènes d'un théâtre de poupées mégalomanes. Derrière certains, on a dressé un grand écran vert, pour pouvoir ajouter des décors numériques à ce travail artisanal. C'est la magie hybride de Laïka, qui abrite aussi un service dédié aux effets speciaux dernier cri. Le mariage heureux des pixels et du Wabi-sabi, en quelque sorte.
« Notre but est de « coller » le plus possible à l'esthétique et aux textures de la stop-motion, détaille Brian Emerson, le responsable de cette section. Le film commence par une scène de tempête sur un océan entièrement réalisé en images numériques. Il ne s'agissait surtout pas de créer des vagues réalistes, un effet d'eau "photographique" qui jurerait avec le reste, mais au contraire, de retrouver par ordinateur le genre d'effet que produirait, par exemple, un décor bricolé à base de sacs plastiques et de gélatine. » Manière de gagner du temps, de l'efficacité, et de se permettre tout ce qui serait trop coûteux, trop compliqué, voire impossible dans l'animation « à la main » : ajouter une foule de villageois « virtuels » aux vraies marionnettes, gommer d'éventuels défauts… « Notre travail se résume à un drôle de paradoxe : s'il est vraiment réussi, personne ne doit le remarquer à l'écran. »
La trentaine d'animateurs présents chez Laïka tournent chacun quatre à cinq secondes de film par semaine – soit une minute et demie environ à eux tous. Dans cet incroyable travail de fourmi à vingt-quatre micromouvements par seconde, chacun a sa spécialité : personnages, monstres, animaux, où encore ces fameuses expressions faciales choisies sur ordinateur et sorties de l'imprimante 3D. Ils viennent du monde entier pour exercer cet art délicat et curieusement périlleux : « Il y a énormément de préparation, de répétitions avant de réaliser le plan proprement dit, explique le Français Florian Perinelle. Il faut ajuster la marionnette, prévoir tout ce dont on aura besoin. Parce qu'une fois en tournage, on ne peut plus revenir en arrière pour corriger d'éventuelles erreurs. Si on se trompe, il faut tout recommencer. »
« Il est essentiel d'avoir une bonne maîtrise des lois physiques de l’animation – le mouvement, la gravité… – et de savoir faire "jouer" la marionnette, lui donner vie », ajoute son collègue québécois Philippe Tardif. A l'écran, Kubo et ses « partenaires » paraissent en effet tout à fait vivants. Mais observer en direct un animateur au travail, en train d'imprimer d'infimes mouvements à un gros poulet en origami ou à une partie de visage, revient à essayer de fixer une fleur assez longtemps pour la voir éclore. Miraculeux certes, mais plus imperceptible que spectaculaire.
Entre le début du projet et le clap final, au début de l'été, la gestation de Kubo et l'armure magique, à l'abri de ce lieu singulier camouflé en usine, a duré cinq ans. Nous n'y avons passé qu'une seule journée, soit l'équivalent d'à peine douze secondes de film, mais de quoi se faire des souvenirs pour une vie entière. Le soir, en rentrant à Portland à travers les forêts, on s'est dit que Kubo, finalement, nous avait livré tous ses secrets de famille.
Du 15 au 28 février 2017, Télérama lance son premier Festival cinéma destiné aux enfants. Découvrez ou redécouvrez les meilleurs films jeune public de l'année 2016, ainsi que quatre films en avant-première. Toutes les informations, le programme et les séances ici.