Tchad : le pétrole de la guerre
Comme souvent, pour bien comprendre la situation d’un pays, il faut revenir en arrière et interroger son histoire, ancienne et contemporaine. Au Tchad, celle-ci nous indique que la partie sahélo-saharienne de ce pays est traditionnellement peuplée de guerriers. Et, en interrogeant la genèse de cette armée, on découvre que sa puissance relative par rapport aux armées des pays voisins vient en partie de l’argent du pétrole.
Au Tchad, la guerre et les guerriers
Les deux tiers septentrionaux du territoire du Tchad appartiennent au grand ensemble saharien que les colonisateurs français ont eu beaucoup de mal à conquérir, et ne sont jamais vraiment parvenus à pacifier. Dans le Tibesti et l’Ennedi vivaient – et vivent encore – des « ethnies guerrières » tout aussi attachées à leur liberté que les Touaregs de l’ancien Soudan, comme les Toubou et les Zaghawa. On pourra relire avec profit Nomades et commandants (1993) pour mieux comprendre à quel point ces populations étaient rebelles à toute autorité et promptes à en découdre.
Grand connaisseur des nomades noirs du Sahara, Jean Chapelle avait lui aussi noté lors de sa carrière de méhariste dans le nord du Tchad que, dans la société toubou, « chaque homme, pour tenir debout à la face des autres, doit avoir des ennemis, et il les trouve ». Il poursuit : « Le niveau de l’offense mortelle se situe très bas : le sarcasme, l’allusion, le dommage matériel ou moral, la blessure portée à un animal, suffisent à faire jaillir les poignards. Les mœurs des Toubou engendrent la rixe comme le nuage engendre l’éclair. »
D’ailleurs, cette zone n’a pas été davantage maîtrisée après l’indépendance (1960), et le colonel Chapelle lui-même est resté préfet de Faya-Largeau jusqu’en 1963. Puis, à la fin des années 1960, le président tchadien François Tombalbaye dut se résoudre à faire revenir d’anciens administrateurs coloniaux dans le cadre de la fameuse (et inédite) Mission de réorganisation administrative (MRA), laquelle tenta sans grand succès, entre 1969 et 1974, de rétablir l’autorité de l’État dans ces territoires irrédentistes (lire Tchad, genèse d’un conflit, Christian Bouquet, 1982, L’Harmattan).
De la même manière que les Touaregs débordent du Mali, les Toubou et les Zaghawa occupent de longue date des espaces qui chevauchent les frontières : les premiers se considèrent comme chez eux dans le Sud libyen (Fezzan), et les seconds vivent aussi bien au Darfour soudanais que dans l’Ennedi tchadien.
Au Tchad, la guerre aussi récurrente que la saison sèche
Cette culture guerrière des populations du nord du Tchad ne s’est pas émoussée avec l’indépendance de 1960, au contraire. Car après cette date ces groupes nomades n’ont eu de cesse de combattre le pouvoir central, tenu par des « sudistes », jusqu’à le faire tomber militairement en 1979 lorsque les troupes de Goukouni Oueddei (originaires du Nord) sont entrées dans N’Djamena.
Par la suite, la magistrature suprême sera toujours entre les mains d’un chef de guerre originaire de l’une des ethnies du Nord : Hissène Habré, puis Idriss Déby (puis son fils), mais les armes continueront à se faire entendre de manière presque permanente, soit pour repousser le voisin libyen lorsqu’il avait l’intention de conquérir la bande d’Aozou, soit lorsque des groupes armés dissidents tentaient de marcher sur la capitale. C’est-à-dire presque chaque année en saison sèche.
Au cours de cette longue période de guerres externe et interne, l’armée française a souvent été aux premières loges. Elle a pu voir à l’œuvre une armée qui savait lutter, avec des combattants qui forçaient souvent l’admiration des militaires français pour ce qui pourrait être une forme de sens de l’honneur, ou plus simplement la compréhension du fait que, dans ce métier, la mort est dans le contrat. Chose qui n’est pas aussi facilement admise par les soldats des autres armées du G5 Sahel.
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Le rapport entre l’armée tchadienne et le pétrole s’est noué au début des années 1970 lorsque le colonel Kadhafi décida d’annexer la bande d’Aozou, cette portion de territoire d’environ 100 000 kilomètres carrés qui se situe au nord du Tibesti. Le leader libyen se référait à un texte datant de 1919 qui accordait effectivement à l’Italie ce morceau de désert. Certes, le traité n’avait jamais été ratifié, donc la revendication libyenne était sans fondement, mais Kadhafi pensait qu’il y avait dans le sous-sol du manganèse et du pétrole, et cela justifiait son obstination.
Ses troupes envahirent donc la zone en 1973, puis la Libye l’annexa purement et simplement en 1976. Les cartes officielles de l’époque font état du nouveau tracé de la frontière. Pour autant, les autorités tchadiennes, parfois avec l’appui de l’armée française, ont multiplié les tentatives de reconquête jusqu’à obtenir satisfaction en 1986. L’armée tchadienne pouvait donc se targuer, en plus d’avoir rétabli l’intégrité territoriale du pays, d’avoir repris au voisin libyen une importante source de richesse potentielle.
Un oléoduc financé par la Banque mondiale
Depuis les prospections conduites par le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) dans les années 1950, on avait de bonnes raisons de penser que le sous-sol tchadien recelait du pétrole, notamment dans le Sud autour de Doba mais aussi au Kanem et dans le Tibesti. Il a néanmoins fallu attendre 1975 pour avoir confirmation que les réserves du site de Doba étaient rentables, et ce n’est qu’en 1988 que l’exploitation a démarré.
Il est vrai que les grands groupes pétroliers ont longtemps hésité à s’engager sur les gisements tchadiens. Ceux du Centre-Ouest et du Nord étaient situés dans des zones d’insécurité chronique, et si ceux du Sud étaient moins menacés, ils n’en demeuraient pas moins on-shore, c’est-à-dire enclavés dans le continent et à plus de 1 000 kilomètres du premier port océanique.
C’est alors qu’un montage inédit a vu le jour : la Banque mondiale a accepté de financer – avec des crédits publics – l’oléoduc qui permettrait aux opérateurs privés Exxon, Chevron et Pétronas de transporter leur pétrole brut vers le port camerounais de Kribi, afin qu’il soit acheminé vers les raffineries européennes ou américaines et proposé sur le marché à des prix qui ne seraient pas grevés par le coût des infrastructures d’évacuation.
Une loi de gestion du pétrole prometteuse
Une telle transaction supposait des contreparties sérieuses, sous peine de voir se dresser contre le projet toutes les organisations de la société civile qui voyaient d’un mauvais œil le « cadeau » de la Banque au secteur privé, pour un montant voisin de 500 millions de dollars.
En 1999, le président Idriss Déby a donc promulgué – sous la pression – une « loi de gestion des revenus pétroliers » visant à inscrire l’exploitation de l’or noir au Tchad dans un cercle vertueux. Les décrets d’application signés en 2003 et 2004 fixaient les règles de répartition comme suit : pendant les cinq premières années, 80 % des redevances et 85 % des dividendes seraient affectés aux dépenses des secteurs considérés comme prioritaires par la Stratégie nationale de réduction de la pauvreté (SNRP), c’est-à-dire l’éducation, la santé, le développement rural, les infrastructures, les ressources en eau et l’environnement. Était également créé un « fonds destiné aux générations futures ». Par ailleurs, 5 % des redevances seraient versées aux collectivités décentralisées, et 15 % iraient aux dépenses non prioritaires du secteur public.
Ainsi que pouvaient le souligner G. Magrin et G. van Vliet : « Pour la première fois, un projet d’exploitation pétrolière était mis au service des objectifs de renforcement des capacités de l’État et du développement durable. » La Banque mondiale avait également innové en indemnisant les occupants des terrains empruntés par l’oléoduc, notamment en versant 550 000 francs CFA (840 euros) par manguier arraché (Le Pétrole du Tchad. Rêve ou cauchemar pour les populations ? Martin Pétry et Naygotimiti Bambé, Karthala, 2004). Tout en posant la question de la propriété individuelle de la terre dans les régions concernées, ce principe de compensations allait faire jurisprudence sur le reste du continent. Les colonisateurs n’y avaient pas pensé lors des travaux de construction des chemins de fer…
Au Tchad, priorité à l’armée, la police, la justice
Hélas, le président tchadien est rapidement revenu sur ses promesses : il fit adopter en décembre 2005 une loi rectificative faisant passer dans les secteurs prioritaires l’armée, la police, la justice et la gouvernance. Et la Banque mondiale prit acte de ce virage dans un rapport publié en 2009 soulignant que le projet initial n’avait atteint ses objectifs ni dans la réduction de la pauvreté ni dans l’amélioration de la gouvernance.
Faute de transparence dans l’utilisation des fonds, il n’a pas été possible de chiffrer la part de l’aide ainsi détournée des objectifs sociaux vers les forces armées, mais en 2010 l’ONG CCFD-Terre solidaire estimait que les dépenses militaires étaient passées de 53 millions d’euros en 2004 à 420 millions d’euros en 2010. La montée en puissance des moyens militaires tchadiens était d’ailleurs visible lors des opérations menées par Idriss Déby contre les rebelles qui attaquaient son régime dans les années qui ont suivi cette loi parjure.
Autrement dit, « grâce » à l’argent du pétrole, le Tchad dispose désormais d’une armée qui n’a peut-être pas toujours eu le dernier mot contre ses ennemis de l’intérieur, mais qui force l’admiration sur le théâtre des opérations sahéliennes antidjihadistes. Il n’y a dans ce constat ni vertu ni morale, mais une évidence de realpolitik.
Pour autant, une part importante de corruption explique aussi la mauvaise utilisation de la rente pétrolière. En septembre 2020, un ex-ministre a été conduit en prison pour des soupçons de détournement de fonds publics commis entre 2013 et 2016. Il est probable qu’il n’est que l’arbre qui cache la forêt.
L’argent de la rente du pétrole, quel montant ?
Le rapport Initiative pour la transparence dans les industries extractives (ITIE), publié en 2020, commence par pointer toutes les difficultés rencontrées par les enquêteurs pour se procurer auprès des autorités tchadiennes les données souhaitées.
Au fil des pages, on apprend néanmoins que la production de pétrole en 2018 au Tchad n’a pas dépassé 127 000 barils par jour, alors que les simulations de 2003 partaient sur la base de 140 000 barils par jour. Ce déficit a été compensé par un cours moyen de 59 dollars le baril, ce qui aurait dû assurer des revenus totaux provenant du secteur pétrolier à hauteur de 676 millions de dollars. Force est de constater qu’on ne retrouve pas ce montant dans le budget de l’État pour l’année 2018. Y figurerait-il qu’on ne disposerait pas d’éléments pour savoir comment cette ressource a été redistribuée.
Alors où est passée la rente pétrolière ? Probablement dans la poche de quelques dignitaires du régime, mais également dans l’équipement et la formation d’une armée qui, depuis plusieurs années, réussit à contenir l’avancée djihadiste au Sahel. On aurait sans doute préféré qu’elle soit équitablement redistribuée à la population tchadienne, ainsi qu’on avait pu le rêver lors de l’accord passé avec la Banque mondiale.
Le cercle n’étant pas vertueux, on risque de voir monter un mécontentement populaire qui fera le jeu des djihadistes, sur un territoire qui semblait, jusqu’à présent, préservé de cette menace. La rente pétrolière risque alors de se retourner contre ceux à qui elle était destinée.
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