Le plan Brochu | L’actualité
Quand Hydro-Québec l’a pressentie une première fois, Sophie Brochu, alors PDG de Gaz Métro (aujourd’hui Énergir), a passé son tour. C’était en 2015 et elle voulait terminer ce qu’elle avait commencé, c’est-à-dire élargir l’horizon de la société gazière pour en faire aussi un producteur d’énergie éolienne et un distributeur d’électricité. Et l’orienter vers la filière du gaz naturel renouvelable produit dans les nouvelles usines de biométhanisation qui poussent comme des champignons au Québec.
Puis, en 2020, elle a dit oui. Après 32 ans dans le domaine des énergies fossiles, Sophie Brochu est devenue, en pleine pandémie, la première femme à diriger la société d’État depuis la création de celle-ci, en 1944. Elle en tient les rênes au moment où le Québec, tout comme l’Ontario et les États-Unis, veut effectuer une importante transition pour décarboniser son économie. Selon le Plan pour une économie verte présenté en novembre 2020, le gouvernement du Québec investira 3,6 milliards de dollars sur cinq ans pour électrifier les transports automobiles et collectifs. La clé de voûte de cet imposant chantier sera la capacité d’Hydro-Québec de répondre à la demande dans la province et ailleurs, notamment avec l’augmentation du nombre de véhicules électriques en circulation ainsi que le développement des marchés des serres et des centres de données, afin que les exportations repartent à la hausse après presque 15 ans de stagnation.
Sophie Brochu reprend les grandes lignes du plan stratégique élaboré par son prédécesseur, Éric Martel, concernant la transition énergétique, mais elle délaisse l’ambitieux projet d’acquisition de réseaux de distribution d’électricité à l’étranger. Au cours des prochaines années, Hydro-Québec va se concentrer sur ce que Sophie Brochu appelle le « bouquet » d’options : efficacité énergétique, énergies solaire et éolienne, hydrogène, gaz naturel et, bien sûr, hydroélectricité. Elle reconnaît qu’il n’y a pas pour l’instant de grand projet hydroélectrique dans les cartons. « Notre stratégie, dit-elle, va être d’embrasser l’ensemble des outils à notre disposition et de jouer sur leur complémentarité. »
Connue pour son style de gestion axé sur la proximité — quand, en 2008, Énergir a acheté Green Mountain Power, un important distributeur électrique du Vermont, elle a engagé des gestionnaires locaux plutôt que d’y envoyer des Québécois —, Sophie Brochu a également entrepris de rapprocher la société d’État des Québécois. Elle a amorcé une vaste consultation en ligne pour demander aux citoyens comment Hydro-Québec pourrait les aider à réaliser « leurs objectifs et leurs rêves ». « Nous voulons agir comme levier pour soutenir les gens qui ont des idées. Que ce soit une petite entreprise ou une communauté qui a besoin d’un coup de pouce, nous voulons aider, appuyer, écouter. »
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Où voyez-vous Hydro-Québec dans 10 ans ?
Ça dépend d’où sera rendue la société québécoise ! Prévoir pour 2022, c’est pas mal plus facile que pour 2031. Est-ce que la transition énergétique va s’accélérer ? Est-ce qu’un facteur inconnu va accentuer le désir d’électrification des Québécois ? Et qu’est-ce qui va arriver si le baril de pétrole plafonne à 20 dollars ? J’ai bon espoir que les Québécois vont prendre le virage vers l’électrification, mais le fait est qu’on ne sait pas. Donc, le premier défi d’Hydro-Québec est d’anticiper nos besoins en énergie et en puissance sur 10 ans, voire plus. Une fois qu’on a déterminé les divers scénarios, on met en œuvre les moyens de production pour répondre à la demande. D’abord en gérant la consommation et ensuite en considérant les autres options, à commencer par les énergies solaire et éolienne, attrayantes par leur souplesse. On peut les installer presque n’importe où et rapidement, et ces technologies coûtent de moins en moins cher.
Est-ce la fin des barrages ?
À court et à moyen terme, on n’aura pas besoin de lancer un autre grand chantier hydroélectrique, mais j’ignore où on sera dans 15 ou 20 ans. Dans tous les cas, on raisonne désormais en « bouquet ». Nous avons beaucoup d’options à notre disposition pour produire de l’électricité. Sans compter qu’on ne sait pas quelles seront les prochaines avancées technologiques. L’hydroélectricité va jouer un grand rôle là-dedans. Le solaire et l’éolien, c’est bien quand il fait soleil et qu’il vente, mais ce sont des sources d’énergie intermittentes. Chaque fois que nous développons une énergie intermittente, ça prend de l’hydroélectricité pour équilibrer la production. Notre stratégie va être d’embrasser l’ensemble des outils à notre disposition et de jouer sur leur complémentarité.
Quand il a été question de production, vous avez d’abord mentionné la gestion de la consommation. Ça marche à ce point, l’efficacité énergétique ?
Hydro-Québec a doublé ses objectifs en matière d’efficacité énergétique. Depuis 2003, les Québécois ont économisé plus de 10 TWh d’électricité grâce à nos initiatives en efficacité énergétique [NDLR : de quoi alimenter 590 000 maisons]. C’est l’équivalent de l’entente qu’on vient de signer avec le Massachusetts, le plus gros contrat d’exportation de l’histoire d’Hydro-Québec. Nous allons investir 800 millions de dollars sur 10 ans pour réduire la consommation québécoise de 10 TWh de plus.
De quelle façon comptez-vous y parvenir ?
En déployant toutes les mesures intelligentes pour consommer mieux et moins. Votre fournaise arrive à la fin de sa durée de vie ? Nous allons offrir un programme incitatif pour la remplacer par un système plus efficace. On proposera des mesures plus fines, comme l’installation de thermostats plus intelligents encore, et la généralisation de leur usage. Le gouvernement aussi sera mis à contribution, par exemple en modernisant le code du bâtiment.
Mais l’électricité est tellement peu chère au Québec, comment allez-vous prévenir le gaspillage ?
Nous allons offrir des possibilités aux Québécois. Notre nouvelle filiale, Hilo, va proposer à ses clients, les propriétaires de maisons intelligentes, les moyens de prendre en charge leur utilisation de l’électricité. D’autres clients préfèrent gérer leur consommation eux-mêmes, alors nous leur proposons des tarifs différenciés [NDLR : depuis 2019], qui leur donnent droit à des primes ou à des rabais lorsqu’ils privilégient la consommation hors des heures de pointe. Ça mord assez fort chez les jeunes. Mais il va toujours rester une partie de la population qui n’adhérera pas à l’idée de travailler pour réduire sa consommation, ni pour réaliser des économies ni pour l’environnement. Nous faisons des recherches afin de trouver comment inciter ces gens à consommer différemment.
Comment trouver l’équilibre, justement, entre limiter la consommation et encourager l’électrification ?
@TimObrien23Tim does not know how to defrost a burger, or even put a burger int he oven wow....
— Karma Cop Fri Mar 01 21:29:42 +0000 2013
Je vous donne l’exemple des serres. Depuis que la pandémie a perturbé le cycle d’approvisionnement, on se préoccupe davantage de l’autonomie alimentaire. Et puisque la plupart des serres, surtout les plus petites, se fournissent en énergie fossile, Hydro-Québec s’est demandé comment les électrifier. Nous leur avons ainsi proposé une importante réduction de tarif, de 10 cents le kilowattheure [NDLR : le tarif qui s’applique aux entreprises agricoles et aux PME] à 5,9 cents. En contrepartie, nous leur avons demandé de conserver leur système de chauffage au gaz ou au pétrole comme appoint pour nous aider à gérer la pointe hivernale, quand notre système est sollicité au maximum — chaque mégawatt de puissance additionnelle nous coûte extrêmement cher. Alors, si les serres peuvent délester le réseau pendant ces quelques heures, ça représente une très, très grosse économie d’équipement pour tous les Québécois et ça crée un système électrique plus résilient.
Le gaz naturel fait donc partie du fameux « bouquet ». Est-ce ce qui explique votre rapprochement avec Énergir et aussi votre usine de production d’hydrogène à Varennes, dont la mise en service est prévue pour la fin 2023 ?
Ça s’inscrit dans cette mouvance, oui. On électrifie, on décarbonise, mais de manière très efficace. Si on est capables de fournir plus d’électricité, mais qu’en même temps le gaz naturel peut nous appuyer en périodes de pointe, tout le monde y gagne. L’hydrogène, c’est une autre idée, mais si on parvient à produire de l’hydrogène vert à partir de l’électrolyse de l’eau, on pourra injecter cet hydrogène dans le réseau de gaz naturel et « verdir » le gaz naturel. Ce serait un pas de plus dans la transition énergétique et la décarbonisation.
Hydro-Québec est-elle en position de surplus ? Il y a beaucoup de confusion sur ce point.
Oui, parce que le mot « surplus » est ambigu. Pour moi, un surplus, ça ne vaut rien. C’est comme des restants de table. Je vous parlerais de surplus si les réservoirs de nos barrages débordaient et qu’il fallait déverser l’eau. Ce n’est pas ce qui arrive au Québec. Ce que nous avons, c’est de l’énergie « latente » ou « disponible », de l’énergie produite et emmagasinée. Donc, est-ce qu’on a de l’énergie latente en ce moment ? La réponse est oui. Une fois qu’on a dit ça, que fait-on avec cette énergie disponible ? Disponible pour qui ? Pour faire quoi ? Cette marge de manœuvre est indispensable, parce que le boulot d’Hydro-Québec consiste à répondre à la demande dans la province malgré les fluctuations de cette demande et selon les équipements mobilisables. Donc, il nous faut toujours de l’énergie disponible. Le complexe de la Romaine [NDLR : près de Natashquan, sur la Côte-Nord, dernières installations hydroélectriques d’envergure au Québec] sert à ça : nous procurer de grands blocs d’énergie latente. Traditionnellement, le marché de l’électricité à court terme, le marché « spot » [NDLR : marché où se vend en temps réel l’électricité en Amérique du Nord, où le prix fluctue], était une manière de vendre cette énergie disponible. Mais avec l’entente d’approvisionnement du Massachusetts, on change d’approche : nous allons leur vendre 10 TWh par année pendant 20 ans selon un contrat ferme. Ce faisant, voilà toutefois 10 TWh qui ne sont plus disponibles. Ça se justifie quand le prix est bon, ce qui est le cas ici. Il y a des gens qui voudraient notre électricité et qui disent : « Hydro a des surplus, ça ne peut pas valoir cher. » Mais nous ne vendrons pas notre électricité au rabais ! Prévoir l’énergie disponible dans le contexte où les Québécois et le gouvernement misent sur l’électrification est déjà un défi. On est très prudents à cet égard.
Donc, oui aux exportations, mais pas à n’importe quel prix ?
Dans l’État de New York, le gouverneur Andrew Cuomo a opté pour la même approche en matière d’énergie renouvelable que le Massachusetts. Il a lancé un grand appel d’offres, et nous évaluons actuellement quelle sera la réponse d’Hydro-Québec : de quelle ampleur, à quel moment, combien d’électricité, avec ou sans puissance ? Peut-être qu’on leur offrira un contrat ferme, mais peut-être pas non plus si le prix, les conditions et le contexte ne sont pas favorables.
Depuis Grande-Baleine — ce projet de trois centrales hydroélectriques dans le nord de la Baie-James, annulé en 1994 en raison de la forte opposition des Cris —, les clients américains d’Hydro-Québec sont très sensibles à vos relations avec les Premières Nations. Les Québécois le sont de plus en plus aussi. Qu’allez-vous faire sur ce front ?
Nous allons adopter une posture mentale qui est beaucoup moins « transactionnelle » et beaucoup plus « relationnelle ». Il y a 50 ans, le premier ministre Robert Bourassa a dit : « On lance la Baie-James. » Les Cris ont appris l’existence du projet à la radio et ça a viré en bordel. La Convention de la Baie-James et du Nord québécois [1975] puis la paix des braves [2002] sont nées dans une grande douleur. Depuis presque 20 ans, la relation d’Hydro-Québec avec les Cris est saine et constructive. Mais encore aujourd’hui, on pense « transactionnel ». On va avoir tendance à s’impliquer avec les communautés autochtones quand on a un projet, par exemple pour une nouvelle ligne électrique.
Avoir une philosophie relationnelle, ça consiste à se demander ce qu’on peut faire de mieux avec les communautés autochtones même si on n’a pas de projet particulier. Je veux créer des associations de cœur et de corps qui vont s’inscrire dans la durée. Comment ? On pourrait commencer par accueillir davantage d’Autochtones à Hydro-Québec. Il n’y a aucune raison pour qu’ils ne soient pas plus nombreux. Autre action : sur le terrain, comme nous devons entretenir des milliers de kilomètres de lignes, pourquoi n’élaborerions-nous pas un modèle d’enseignement mobile dans les communautés pour former des techniciens en contrôle de la végétation ? On pourrait ensuite garantir des contrats à long terme aux diplômés de ces formations au lieu de leur offrir des contrats d’un an ou deux qui sont toujours à renégocier. On pourrait aussi décentraliser vers certaines régions des fonctions du siège social, comme les technologies de l’information. Ce seraient des jeunes de la Côte-Nord, autochtones ou non, qui assureraient nos TI pour l’ensemble du Québec. Je suis convaincue qu’on est capables de faire plus et mieux. Ces communautés vont arriver avec des idées auxquelles nous ne pensons même pas !
Est-ce que votre décision de relancer le parc éolien Apuiat avec les Innus s’inscrit dans cette logique ?
En 2019, le gouvernement avait dit : « Non, trop cher, pas besoin de 200 mégawatts. » Mais en 2021, les planètes s’alignent autrement. Les Québécois ont clairement exprimé leur désir que la relance économique après la pandémie soit une relance verte. Les Américains aussi. Ça arrive au moment où nous commençons à avoir besoin de nouvelles sources d’énergie. Donc, pour Apuiat, nous nous sommes mis en mode « faut que ça marche ». Nous avons présenté notre idée au gouvernement et nous avons travaillé avec nos partenaires innus à réduire le coût du projet. Si bien que ce qui aurait coûté 10 cents le kilowattheure en 2018 revient aujourd’hui à 6 cents, grâce à la baisse des coûts de la technologie et de financement. Et ce ne sera pas moins payant pour les Innus. En plus, maintenant, nous allons avoir des Autochtones qui vont alimenter le réseau d’Hydro-Québec. Ça marque l’imaginaire !
Avec un bénéfice de 2,3 milliards de dollars en 2020, Hydro-Québec a connu sa pire performance depuis 2010. Est-ce la fin d’une époque ?
Non. L’année 2020 a été comme un pincement. Nous prévoyons une remontée du bénéfice à 2,7 milliards en 2021. Mais notre rentabilité sera un peu compromise, du fait que nous devons augmenter nos investissements dans l’entretien à hauteur de 4,6 milliards par an, soit environ 1,1 milliard de plus que la moyenne des dernières années. C’est parce que nos installations qui ont plus de 50 ans ont besoin d’amour ! Il y a trop d’exemples autour de nous de sous-investissement pendant 30 ans. C’est très facile de tomber dans ce piège, car d’une année à l’autre, la dégradation ne paraît presque pas. Mais quand ça devient apparent, il est déjà trop tard. Hydro-Québec ne fera pas cette erreur-là.
Cet article a été publié dans le numéro de juin 2021 de L’actualité.
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